Ce texte est la préface du carnet de chants Roland. Ce recueil de chansons populaires publié par Carlo Boller, Gustave Daumas et Marc de Ranse a été publié pour la première en 1927 et réédité à plusieurs reprises par la suite. Le père Paul Doncœur, qui fit beaucoup pour ranimer l’art du chant populaire en France, en écrivit la préface pour expliquer pourquoi, pour « refaire une race belle et forte », il faut réapprendre aux Français à chanter.
Aux fils de France
Défense de chanter !… Le règlement de -police du bois de Boulogne est formel sur ce point.
Lorsque les cheftaines, qui conduisent les Petits Loups passer leurs jeudis au Bois me l’affirmèrent, je me refusai à le croire. Mais les faits sont là : les gardiens interdisent aux enfants de « troubler la promenade » par leurs chants.
Avions-nous tort de dire que, lorsque d’un voyage à l’étranger on revient en France, on croit entrer dans une maison triste et d’ailleurs déserte ! Tant de souvenirs s’abattent alors sur votre cœur : Jardin Anglais de Munich, Parc de Hanovre, ou d’Innsbruck, la gare de Weimar et le rapide de Gênes à Florence, sous les ombrages, sur les pelouses et les quais, s’accompagnant de guitares ou de luths, garçons ou jeunes filles charmant de leurs voix bien harmonisées les passants qui s’arrêtent. Où sont chez nous ces voix disciplinées et fraîches ? Comme dans une maison de vieillards ou de malades, les enfants doivent se taire ! Et d’ailleurs où sont les enfants ?
On croira à un regret romantique ?
Plaise au ciel que ce ne soit que cela ! Mais d’autres souvenirs nous inspirent d’autres angoisses et nous font revivre les heures d’agonie que, captifs, nous vécûmes à Noyon en octobre 1914.
À la nuit, chaque nuit, la fusillade éclate tout autour de la ville et s’étend comme un crépitement d’incendie ; le sang nous battant à la gorge, nous guettons aux lucarnes des toits les lueurs du combat qui, semblant approcher, affole nos espoirs, tous les soirs aussi fous, aussi vains ; car de même, chaque nuit, le rythme enfin se ralentit : le tir, tout à l’heure enchaîné, se disperse ; il s’éloigne, et finalement s’éteint, tandis que, sourd et régulier, monte le battement du pas des fantassins allemands qui rentrent en ville ; puis une voix jaillit, une seule, la compagnie tout entière qui scande ou balance son chant de guerre, tour à tour fière ou tendre mélodie qui se développe et emplit les rues. Rien ne m’a inspiré plus d’angoisse que ces chants de relève, expression formidable de discipline, de force et de foi.
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=YP3Ls3-dEIw[/youtube]Lorsque, dans la nuit du 20 octobre, passant la frontière allemande, nous entendîmes monter de tout le train, glissant lentement dans la neige, la lente et poignante mélopée : « Ich hatt’einen Kameraden », nous pûmes mesurer les énergies secrètes d’une armée dont la puissance matérielle ne nous avait point émus.
Tous ceux qui ont vécu ces heures comprennent pourquoi, voulant refaire une race belle et forte, nous nous sommes promis de lui réapprendre à chanter, et à chanter autre chose que des Marseillaises braillées ou de souillonnes Madelons.
Du fond de l’Adrar, où règnent en maîtres le silence et la mort, Ernest Psichari écrivait naguère :
« Le cœur se serre, se noie de tristesse devant ces masses brutales d’où la vie s’est à jamais enflée… Ce qui manque ici, c’est la musique. Nostalgie qui va parfois jusqu’à la douleur… »
C’est parce que j’ai eu le cœur noyé dans la même tristesse, mordu par la même douleur, chaque fois que d’Italie, de Suisse ou d’Allemagne, d’Allemagne surtout, je suis rentré en France, c’est pour cela que je vous présente aujourd’hui, Fils de France, ces Chansons.
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=E0hk9PeFW4E[/youtube]Il y a trois ans, au cours d’une soirée passée chez de jeunes catholiques du Quickborn Sarrois, nos hôtes nous prièrent de leur faire entendre quelques beaux chants de France. C’est à peine si nous pûmes leur chanter la ballade d’Anne de Bretagne ! Et, comme nous feuilletions ce trésor qu’est leur Spielmann : « Nous n’avons rien de ce genre, dûmes-nous confesser. On n’a jamais beaucoup chanté en France. » — « Comment, répondit un jeune ouvrier Sarrois, mais nous connaissons de vieux chants français et très beaux… Envoyez-nous ceux que vous trouverez. » Sur quoi le jeune ouvrier nous offrit son Spielmann, mais il attend encore notre envoi d’échange et ce sera notre Roland.
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Mais connaissez vous-mêmes votre trésor ! Quelle joie vous trouverez à fouiller ici ce romancero populaire de nos provinces! Et quand ce sont des maîtres comme MM. Marc de Ranse, Gustave Daumas et Carlo Boller qui s’offrent à vous conduire aux bonnes sources, comment négligeriez-vous cette fortune ?
Voilà donc, né de nos recherches, ce recueil, ce premier recueil ; puisse-t-il vous permettre de renouer avec notre beau passé et vous donner le goût de le faire revivre. Vous vous y plongerez avec délices et vous en sortirez avec une jeunesse, une joie, une hardiesse, une fraîcheur toutes neuves.
C’est de cela qu’était faite l’âme française et c’est de cela qu elle avait mis dans son chant.
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Mais comprenez que ce n’est pas à vous plonger dans la littérature qu’on vous invite.
La curiosité archéologique est faite pour les vieillards, et le dilettantisme n’est bon qu’aux précoces décrépitudes.
La musique, le chant sans attache avec la vie, sont morts ; ils ne vous seront pas savoureux, et votre effort ne sera ni fécond ni durable si vous n’imprégnez pas véritablement vos vies de musique.
C’est au-delà des livres, dans la vie même qu’il faut pousser l’effort, dans cette vie d’où ont jailli les gestes héroïques ou les joyeux récits, les chants hardis ou les tendres ballades.
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=sv6JFoh6zq0&list=UUdMzYtxiUCwO277Gx1bCA9A[/youtube]Vous ne prendrez goût au chant ou à la musique d’accompagnement que si d’abord vous avez pris goût à une vie qui comporte la musique.
Le cadre de beauté, d’harmonie, de joie qui peut faire éclore le chant n’est autre que la terre du Bon Dieu, la route, la forêt, la montagne et encore le camp, la grange ou le foyer. Voilà les inspirateurs.
C’est en vous enivrant de marche et d’altitude en dansant autour des feux de la Saint-Jean, ou en vous agenouillant aux pieds des Vierges d’Août, en vous pressant aux veillées familiales de la Noël ou des Rois, que vous retrouverez la source jaillissante des chants de France et que vous en goûterez la saveur.
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=HQd2x9AMFE4[/youtube]Voilà ce que vous ferez de nouveau si vous rêvez de ressusciter une race harmonieuse et puissante.
Et nous-même, ayant juré sur la tombe de Péguy de refaire à la France « un culte, une âme, une foi », ne vous étonnez pas que nous voulions vous réapprendre à chanter.
Vous savez maintenant que si nous vous appelons sur la route ou le sentier, c’est pour y faire, en chantant, la Relève.
Paul Doncœur.