EN SE DÉCIDANT à sortir du Traité relatif au programme nucléaire iranien dit 5+1 (les Cinq membres permanents du Conseil de Sécurité + l’Allemagne), Donald Trump déclare en fait, littéralement, la guerre à l’Europe. Ceci n’étant pas une clause de style parce qu’en dénonçant unilatéralement cet accord collectif et en annonçant le rétablissement d’une batterie de sanctions draconiennes à l’encontre de Téhéran au cours du prochain semestre, il met du même coup la France et l’Allemagne à genoux. Il s’agit en effet ni plus ni moins dans l’actuel contexte de crise sociétale aiguë de la perte d’un marché providentiel de 83 millions d’âmes.
Un débouché en pleine expansion depuis la fin de 22 années de blocus économique et l’accord de contrôle extérieur du programme nucléaire civil iranien du 14 juillet 2015. Lequel pouvait laisser espérer aux Allemands de regagner leurs positions perdues après 2005. Celles-ci cumulaient alors à 5,67 milliards de dollars, soit 14,4 % de leurs exportations. Pour la France, les constructeurs automobiles PSA et Renault sont eux aussi immédiatement menacés par la volte-face de la politique américaine. Peugeot détient actuellement 30 % d’un marché iranien difficilement reconquis après son retrait de 2012 pour obéir à l’injonction comminatoire de son partenaire américain General motors. Celui-ci avait fait miroiter à PSA, en échange d’un manque à gagner à l’export vers l’Iran de 450 000 véhicules l’an, l’ouverture de l’immense marché chinois. Promesse mirobolante, évidemment non tenue. Notons qu’à l’époque, les syndicats compradores habituellement si prompts à s’insurger pour un oui ou pour un non, ne pipèrent mot.
Au moment où est tombé le couperet américain ce 8 mai (avec quatre jours d’avance sur la date annoncée), le groupe PSA se préparait à la production en Iran de la Peugeot 301 ainsi que de la Citroën C3. Rappelons que les constructeurs français tenus par leurs partenariats transatlantiques, tombent en cas de refus d’obtempérer sous le coup de la loi fédérale, laquelle n’a pas la main légère avec les contrevenants. Tous les acteurs économiques ont à l’esprit les 8,9 milliards de dollars d’amende que dut verser la BNP au Trésor américain en mai 2015 pour avoir transgressé les oukases de Big Sister America et fricoté de l’an 2000 à 2010 avec Cuba, l’Iran, le Soudan et la Libye, tous pays sous embargo.
Beaucoup pensent que l’interdépendance économique est un puissant facteur de paix internationale. Que nenni ! C’est oublier que certains, les forts, sont alors en position de dicter leur loi aux faibles et que ceux-ci n’ont d’autres choix que de se soumettre. Cinquante ans après mai 1968, il serait judicieux de se souvenir de l’embargo américain instauré sur le tourteau de soja et les porcs menacés de famine dans les élevages bretons… L’initiative du président Trump est à ce titre un véritable coup bas pour l’économie européenne sacrifiée notamment sur l’autel des fantasmes sécuritaires de l’État hébreu… mais pas seulement, car l’affaire est au final beaucoup plus complexe et plus tordue.
On peut en effet s’interroger sur l’enchevêtrement de calculs nébuleux qui conduit l’Amérique à s’aliéner volontairement et à peu de profit, ses alliés européens ? Parce que cela revient, avons-nous dit, à les mettre au pas et à les faire passer (une fois de plus) sous les fourches caudines de l’État profond américain seul décideur, le président Trump ne se maintenant actuellement à la Maison-Blanche que dans la mesure où il en exécute les consignes. Une hyperclasse qui agit en sous-main et qui, ayant échoué à imposer une hégémonie directe sur le reste du monde, préfère désormais opter pour les voies détournées de la guerre économique, de la subversion politique et de la diplomatie armée (soft power), afin d’atteindre ses objectifs de domination tous azimuts.
UN RAPPEL à l’ordre n’est donc pas à exclure à l’endroit des Macron et Merkel qui se sont crus autorisés à venir s’ingérer (à domicile) dans la géostratégie de l’imperium nord-américain. Notons que Macron s’est ridiculisé en allant quémander à Washington que le Département d’État accepte de prendre en considération ses misérables desiderata (la préservation de la petite part hexagonale du juteux marché persan), prétendant pouvoir faire accepter la renégociation de l’accord par Téhéran. Ce dont il n’est pour l’heure pas question. Alors que déduire, sinon que conclure, de la décision des élites américaines de revenir sur l’engagement pris en 2015 ? Précisant que ni le Département d’État, ni le Pentagone, ni la CIA, et surtout pas le Deep State — à savoir le complexe militaro-industriel, les néoconservateurs (d’anciens trotskystes, soixante-huitards reconvertis, qui, pour beaucoup, tiennent aujourd’hui le haut du pavé), les likoudniki de diverses obédiences, les puissants groupes de pression sionistes faiseurs et tombeurs de rois, Wall Street — n’ont été mis hors-jeu, exclus ou seraient restés étrangers à cette fatale décision de sortie de l’Accord 5+1. De plus, qui, parmi ces différents acteurs, aurait pu se préoccuper de plaire ou de déplaire au petit marquis élyséen et de chercher des voies raisonnables en vue d’éteindre les incendies qui n’en finissent pas de se multplier au Levant ? Reste qu’à défaut d’avoir conservé une influence directe au Proche Orient — ayant perdu la guerre de Syrie ,l’Irak étant, quant à lui, livré à la majorité chiite —, la Grande Amérique gouverne par le maintien d’un certain chaos et le soutien relatif de l’irrédentisme kurde.
Les oligarchies du Nouveau Monde savent les Européens lâches, désunis et dépendants, auto-intoxiqués qu’ils sont — entre autres — par leurs soi-disant Valeurs ! Par ailleurs ce sont des rivaux qu’il convient de brider. Le grand théoricien de l’impérialisme yankee, le franckiste Brezezinski, énonçait la chose avec clarté dans Le Grand échiquier (1998) — reprenant en cela les idées directrices de l’immémoriale politique continentale des Britanniques — à savoir que l’Europe devait demeurer coûte que coûte désunie (rien de contradictoire ici avec l’Union européenne qui est un moyen d’assujettir les nations tout en détruisant leur puissance souveraine) et politiquement débile. Nous y sommes. Cette loi géopolitique s’applique aujourd’hui dans toute sa rigueur derrière les embrassades et les guignoleries de façade. Peu chaut à Trump que Macron ait été désavoué par le dangereux revirement de la politique extérieure de l’Union. Il n’a cure de lui sauver la face. De toute façon la presse dont le président hexagonal est le fils puîné l’aura fait à sa place.
COMME SI également ces fantoches européens — les trois “M”, Merkel, May, Macron — pesaient lourds face aux bibliothèques de dossiers et de disques compacts dramatiquement dévoilés par le triste sire Netanyahou, Premier ministre du 51e Etat membre des États-Unis ? Oubliant de dire au passage que ces documents d’archives exfiltrés d’Iran on ne sait par qui ni comment, dataient de 2003. Comme quoi les vieilles ficelles font toujours recette. Et ce depuis la fiole de sucre glace brandie naguère au Conseil de Sécurité par l’Oncle Ben’s Colin Powell prétendant qu’il s’agissait d’Anthrax, preuve accablante de la poursuite d’un programme irakien d’armes de destruction massive ! Néanmoins, prouver de cette manière, en ouvrant l’armoire aux squelettes, la perpétuation en 2018 d’un programme offensif en contredisant ex abrupto tous les rapports de l’Agence internationale à l’énergie atomique (AIEA) relatifs au suivi de l’application de l’Accord de dénucléarisation, il faut à la fois une certaine dose de cynisme et de mauvaise foi, ainsi que l’active complicité d’une presse détenant tous pouvoirs sur une opinion publique entièrement forgée par ses soins et par ses assidus mensonges !
Ajoutons que le Premier ministre israélien parle toujours de guerre contre le grand voisin iranien, mais qu’il n’a guère les moyens de ses ambitions guerrières hormis ses inutilisables vecteurs Jéricho à tête nucléaire : ses chasseurs-bombardiers F16 sont à bout de souffle et sa dizaine de F35 sont trop précieux pour être exposés sans nécessité absolue à des tirs de représailles… pas plus qu’il n’aurait la sottise d’envoyer ses pilotes au casse-pipe, lesquels, lorsqu’ils tirent leurs missiles vers des positions iraniennes de Syrie, le font généralement depuis l’espace aérien libanais, prudence oblige car le 10 février un chasseur-bombardier de Tsahal était abattu par la défense aérienne syrienne, le premier depuis 1982. Les temps changent. Au demeurant, les guerres israéliennes destinées à nettoyer par cercles concentriques successifs la périphérie de l’entité sioniste se font toujours à moindre coût et assez généralement par procuration : 1991 « Tempête du désert », 2003 « Choc et effroi »…Ou bien encore s’achèvent en foirade comme lors de la deuxième guerre du Liban de juillet 2006 — le sixième conflit israélo-arabe — lancée (mais non déclarée) au prétexte controuvé que deux soldats de Tsahal eussent été capturés en Eretz Israël (et non enlevés comme le clamait la presse sioniste). Pour l’heure, la puissante armée de défense israélienne excelle surtout à faire des cartons meurtriers sur les Palestiniens: une centaine de victimes ces dernières six semaines et deux milliers de blessés. Non contents d’essayer d’embraser la région avec leurs attaques des positions iraniennes en Syrie les 9 et 10 mai, les sionistes accomplissent à la minute présente de nouveaux massacres : 38 Palestiniens tués le 14 mai au matin, 70 ans jour pour jour après la proclamation par Ben Gourion de l’Etat d’Israël, seul Etat au monde sans frontières légales, pour défendre une ligne de séparation tracée par les Nations Unies en 1949. Un massacre de Palestiniens désarmés particulièrement abject au moment précis de l’inauguration de l’ambassade américaine à Jérusalem avec Yared Kushner, le gendre juif si influent de Trump. Là encore nous aurions pu nous attendre à des reportages de la part de ces mêmes envoyés spéciaux qui, dans Alep Ouest assiégée par les forces loyalistes ou dans la Ghouta orientale où s’était retranché un dernier carré de terroristes d’Al-Qaïda (prétendument perpétrateurs du 11 Septembre ?), faisaient pleurer Margot sur le sort des djihadistes en dépit du fait que ceux-ci avaient pris les habitants de ces villes martyres en otages et comme boucliers humains.
Quant à Netanyahou, en délicatesse avec sa propre justice pour malversations, il est en fin de compte, semble-t-il, brillamment parvenu à faire endosser par Washington une politique coercitive de sanctions maximales à l’encontre de l’Iran, sa bête noire tout en se prévalant d’une intention de neutralité de la part de Vladimir Poutine à l’égard des frappes de missiles israéliens en Syrie contre les bases de Gardiens de la Révolution. Maintenant vers quoi allons-nous ? Quelles leçons provisoires tirer des récents événements ? Que veut ou que cherche Trump en calmant d’un côté le jeu entre les deux Corées — ce qui pourrait lui valoir un prix Nobel de la paix et le rendre de facto indéboulonnable — et en œuvrant de l’autre à la déstabilisation de l’Iran, voire en préparant une Troisième guerre du Golfe ? On en parle sérieusement dans le landernau des initiés.
Au final, en dénonçant l’accord, non seulement la Maison-Blanche va créer de graves difficultés économiques à ses alliés et tributaires européens, faisant le calcul que de toute façon ceux-ci feront profil bas. Qu’ils se coucheront, quoi qu’il leur en coûte, devant les insatiables exigences israéliennes relayées par Washington. Allons plus loin. L’Amérique du Deep state, au-delà du complexe obsidional israélien, vise assurément plus loin que la simple destruction d’un État persan, candidat au leadership régional et grand rival de l’Arabie wahhabite, allié privilégié de Washington et de Tel-Aviv. Iran qui certes développe des missiles à longue portée et des drones de combat à partir de technologies justement fournies par Pyongyang, et de facto menacerait à court terme la sécurité de l’État juif (puisqu’il se désigne lui-même ainsi). Trump s’étant convaincu d’avoir fait plier la Corée du Nord (mais une interprétation inverse de la désescalade et du réchauffement des relations interétatiques autour de la Mer du Japon est également très recevable), peut-être se dit-il que la menace d’un recours à la force, est (ou serait à nouveau), payante. Ce faisant, dans le cas de l’Iran, il ne peut ignorer qu’en dénonçant unilatéralement l’accord de 2015, il prend le risque de déstabiliser le pays en profondeur, en accroissant la division entre modernistes et conservateurs, cela affaiblissant le camp pro-occidental dont la tête de file est l’actuel président Rohani et revigorant du même coup celui de conservateurs.
L’on voudrait relancer en Iran une contestation insurrectionnelle que l’on ne s’y prendrait pas autrement. Les Anglo-Américains ne sont jamais ni avares ni en retard d’une révolution de couleur ou de velours. Des révolutions qui d’ailleurs se greffent souvent sur un légitime terreau de revendications et des carences politiques avérées. Ainsi en est-il de l’Ukraine et ces jours-ci de l’Arménie et de la Moldavie. Soyons assurés que les experts en coup tordus de la CIA, machiavéliens parmi les machiavéliens, ne chôment pas et qu’un projet de changement de régime en Iran est peut-être d’ores et déjà en cours d’application. Avec pour premier objectif de réinsérer l’Iran dans une mondialisation sociétalement et économiquement libérale-libertaire et, par la même occasion, de resserrer le dispositif de contention — le cordon sanitaire — que tissent patiemment les puissances atlantiques autour de la Russie et de l’espace continental eurasiatique.
Chacun comprendra que face à de tels enjeux, les Européens et leurs indésirables industries de haute technologie concurrentes de leurs homologues américaines, doivent rentrer dans le rang de la mondialisation heureuse et apaisée sous la férule de l’Oncle Sam, surtout au moment où la libre circulation des biens et le retour du protectionnisme font l’objet du bras de fer commercial qui se joue entre Washington et une Chine populaire trop gourmande. L’aluminium européen vient d’ailleurs d’en faire les frais. Pauvres Européens, cinquième roue du carrosse de Trump, lequel pense en priorité à la restauration de son parc industriel et au plein emploi outre-Atlantique. L’Europe devra, en conséquence, se soumettre, continuer d’avaler des couleuvres de la taille d’anacondas, voire croître l’armée de ses chômeurs et gérer elle-même ses crises et ses krachs à venir.
Léon CAMUS et Jérôme BOURBON
Editorial du numéro 3330 de RIVAROL daté du 16 mai 2018
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vous n’allez quand meme pas pleurer pour les adeptes de la religion de la paix