Le 20 décembre 2012, le compositeur Karol Beffa1, titulaire de la chaire de création artistique au Collège de France2, invitait l’un de ses jeunes confrères, le pianiste et compositeur Jérôme Ducros3, à donner une leçon au Collège de France. Jérôme Ducros entreprit de démystifier la musique « moderne », en dressant le bilan de l’état de la musique en Occident aujourd’hui. Contre les tenants de l’art officiel, il explique cette crise sans précédent en remontant aux fondements de la musique moderne.
Dans son brillant exposé, plein d’humour, Jérôme Ducros dénonce l’art dégénéré, en musique, mais aussi, par des parallèles percutants, en peinture, dans les arts plastiques comme en littérature. L’art dégénéré n’est pas la fin de l’histoire de l’art, mais la négation de la création, n’est pas une part de l’art, mais une excroissance monstrueuse du néant moderne, au mieux le plaisir égoïste et inconscient de quelques compositeurs, au pire une volonté de militants politiques exerçant ici, comme d’autres ailleurs, leur travail de « déconstruction » des sociétés européennes.
« Dieu se rit, écrit Bossuet, de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Ici les effets sont différents et tous deux déplorés, mais la cause est unique et doublement chérie c’est la volonté théorique d’en finir avec la langue maternelle. Plus le temps passe plus il sera difficile d’occulter la nécessité de revenir sur cet abandon de la langue […] [auquel] on doit en musique, j’espère l’avoir au moins en partie montré, d’une part cet arrêt remarquable de l’évolution du style d’autre part et concomitamment la désaffection massive et sans précédent des interprètes et des mélomanes pour le répertoire contemporain.
« En matière d’art il ne faut pas craindre de paraître réactionnaire si on ne veut pas paraître demain démodé ».
C’est Claude Lévi-Strauss qui a écrit ça et je propose que nous tentions de le comprendre, de comprendre ce qu’il entend par là, peut-être à l’aide de Nieztsche qui nous disait :
« Féconder le passé en engendrant l’avenir tel est pour moi le sens du présent »
N’ayons plus peur du vice ou des fantômes que naguère Pierre Boulez fustigeait l’un et les autres en disant que la musique ne doit être « viciée », par aucune réminiscence stylistique, ni « hantée » par aucun parrainage du passé. Alors, réinvitons-les à notre table, ce vice et ses fantômes et les plaisirs qui vont avec, chassés par un art tellement obsédé par le dépoussiérage qu’on pourrait le dire hygiéniste. Reculons alors, oui, reculons pour mieux sauter et nous verrons dans quelques années j’en prends ici le pari que ce qui semble encore aujourd’hui aux yeux de certains pourraient être une évolution à l’envers sera enfin pris pour ce que c’était vraiment : une révolution à l’endroit »
dit en conclusion de son texte Jérôme Ducros. Sa remise en cause radicale de l’art officiel lui valu des critiques d’une violence inouïe, à la hauteur des coups portés contre les faussaires et les vices fondamentaux, intrinsèques, de l’art moderne. Dans cette révolte, il n’hésite pas, par avance, à braver les accusations d’être « réactionnaire », « révisionniste » et «tous les équivalents séculiers du diable » et à se placer ouvertement en opposition au système et ses déviances institutionnalisées. Il allait faire face aux mêmes accusations.
Sa remise en question des dogmes de la musique moderne provoque une violente polémique. Aucune épithète ne lui a été épargnée, jusqu’à la qualification, se voulant infamante, de « nazi », qui illustre pourtant bien l’enjeu du débat. Au milieu d’une foule d’insulteurs pourtant – parmi les premiers Claude Abromont et Pascal Dusapin, soutenu par un Pierre Boulez4 étrillé par Jérôme Ducros –, le compositeur antimoderne a reçu et continue à recevoir de nombreux soutiens. « Continue » car, 19 mois après sa conférence, le débat continue à faire rage, discrètement au sein du monde musical, mais aussi parmi le grand public, ainsi que dans les milieux politiques plus ou moins anti-système.
Cette affaire démontre que, même au sein d’un système extrêmement fermé, où les tenants de l’art dégénéré imposent une véritable dictature, il demeure des hommes libres prêts à risquer leur carrière pour dénoncer les mythes et mensonges du désordre établi, que nous, partisans de la Tradition, combattons de l’extérieur. Le marxisme culturel, qui a infecté tous les tissus de la société et dont la musique moderne n’est que l’une des manifestations, provoque de multiples réactions de défenses immunitaires, politique, générale et radicale chez les militants nationalistes, ponctuelle et précise chez certains experts dont le courage mérite d’être honoré, comme chez Jérôme Ducros, dont voici la vidéo de cette désormais célèbre conférence :
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=Yot1zZAUOZ4[/youtube] ____________________________________1 Karol Beffa est un compositeur et pianiste né en Pologne en 1973 et de nationalité franco-suisse. Il est devenu le plus jeune titulaire d’une chaire au Collège de France. Prolifique et éclectique, il a par ailleurs fait des études dans différents univers intellectuels (langue, philosophie, École nationale de la statistique et de l’administration économique, reçu premier à l’École normale supérieure, etc.).
Il est membre du Siècle et a été Young Leader de la Fondation franco-américaine comme du German Marshall Fund.
2 Créé en 1530 par François Ier, le Collège de France est l’un des plus prestigieux établissements de recherche et d’enseignement en France, qui se distingue par des cours gratuits et non diplômants.
3 Contemporain de Karol Beffa, Jérôme Ducros est un pianiste et compositeur né en 1974.
Le texte complet de la conférence ci-dessous :
En 1863, dans un roman qu’il intitule Paris au XXe siècle5, Jules Verne dresse un portrait de ce qu’il imagine être la musique en 1960. Extraits.
« Enfin, s’écria Michel, nous allons faire un peu de musique.
– Surtout, pas de musique moderne, dit Jacques, c’est trop difficile…
– À comprendre, oui ; à faire, non.
– Comment cela ?- Je m’explique. […] Assieds-toi sur le clavier.
– Comment cela ? […]
– Assieds-toi, te dis-je.
Michel se laissa choir sur les touches de l’instrument, et produisit une harmonie déchirante.
– Sais-tu ce que tu fais là, lui demande alors le pianiste.
– Je ne m’en doute guère !
– Innocent, tu fais de l’harmonie moderne. »
Puis le compositeur se met lui-même au piano :
« Sous ses doigts, sous ses mains, sous ses coudes, le malheureux instrument rendit des sons impossibles ; les notes se heurtaient et crépitaient comme de la grêle. Pas de mélodie ! plus de rythme ! […]
– Et tu comptes sur ce morceau-là, dit alors Michel.
– Si j’y compte ! répondit le compositeur C’est de mon temps ! […]. Je serai compris. »
Alors il ne s’agit pas d’une adaptation cinématographique de la scène que je viens de lire, mais bel et bien de l’interprétation par Maurizio Pollini6, très grand pianiste, d’un chef-d’œuvre incontesté de Karlheinz Stockhausen7, un des plus grands génies [sic] du XXe siècle et qui date de l’année 60, 1960, 61 exactement, année précisément où est censée se dérouler la scène de Jules Verne.
En 1970, donc à peu près au moment où ce texte est censé se dérouler et où Stockhausen compose la pièce dont nous venons d’entendre un extrait, le compositeur Steve Reich8 dans un texte qu’il intitule « Quelques prédictions optimistes sur l’avenir de la musique » écrit ceci :
« La pulsation et l’exigence d’un centre d’attraction tonale clairement défini réémergeront comme l’une des sources fondamentales de la nouvelle musique »
Je vous propose de voir ce qu’il en est quarante ans plus tard avec cet extrait, trop court pardon, du Concerto pour violon et orchestre de Karol Beffa :
[musique]Que la prédiction de Jules Verne se soit réalisée, l’exemple que nous avons entendu en premier devrait suffire à nous en convaincre, surtout si j’ajoute que l’immense majorité de la musique de cette époque ressortissait peu ou prou à cette esthétique. Il est peut-être un peu tôt en revanche pour affirmer ici sans l’ombre d’un doute que la prédiction de Steve Reich se réalisera dans le même unanimisme. Même si nous avons de magnifiques exemples comme celui qu’on vient d’entendre, la lutte entre ceux qui souhaitent conserver le style musical atonal du XXe siècle et ceux qui souhaitent s’en affranchir est âpre et les seconds sont loin de l’avoir gagné. Il me semble pourtant inéluctable ce que ce mouvement finisse par s’imposer et c’est ce que je voudrais tenter de montrer aujourd’hui.
Pour cela je vais me risquer à une étude comparative des caractéristiques respectives du langage tonal et du langage atonal. Pourquoi dis-je « me risquer » ? Parce que si les études particulières des différents styles contenus par chacun de ces langages sont nombreuses : on a cerné pour la musique tonale le style baroque, le style classique, le style romantique ; pour la musique atonale le style sériel, le style post-sériel, spectral, aléatoire, j’en oublie, sûrement, on n’a pas, en revanche, l’habitude de se pencher sur les caractéristiques communes à tous ces sous-ensembles au centre de leur entité respective tonale/atonale.
L’écueil d’une analyse aussi schématique je préfère le dire d’emblée est que je ferai peu cas de la frontière entre tonal et atonal, frontière qui est floue comme toutes les frontières artistiques et qui rend un grand nombre de compositeurs, notamment au début du XXe, inclassables selon cette terminologie. Mais la porosité de la frontière n’exclut en aucun cas la réalité de la différence profonde entre les entités qui s’en trouvent de part et d’autre et c’est elle qui aujourd’hui m’intéresse.
L’intérêt a contrario d’une analyse aussi ouvertement binaire et qu’elle permet, au moins en partie, d’expliquer le divorce entre le public mélomane et la musique contemporaine au XXe siècle, divorce dont témoigne s’il ne fallait qu’un seul exemple le fait qu’encore aujourd’hui dans les conservatoires et dans les concours internationaux de musique, il y ait besoin d’imposer des pièces de style contemporain pour s’assurer que les étudiants en jouent ; il n’est peut-être pas inutile à cet égard de rappeler que jamais on n’a dû imposer la musique romantique au XIXe siècle, jamais la musique classique au XVIIIe évidemment. Contrairement à ce qu’affirment toutes les reconstructions fallacieuses de l’histoire de l’art, la musique du moment a toujours été la préférée des amateurs, à l’exception donc, exception remarquable, du XXe siècle.
Pourquoi ce divorce ? C’est ce que nous allons tenter de comprendre. J’avancerais seulement pour l’instant qu’on ne peut plus raisonnablement l’imputer, ce divorce, à une peur du nouveau. Tout d’abord nous verrons que la musique contemporaine n’offre rien de profondément nouveau depuis des décennies et d’autre part les mélomanes qui se refusent à la musique contemporaine vont très volontiers voir le dernier film, achètent le dernier livre de la rentrée littéraire : ils n’ont pas en soi peur du nouveau.
Si les raisons du passage à l’atonalisme début du XXe ont été abondamment décortiquées, celle du retour remarquable de la tonalité au sens large ces dernières années n’ont pas fait l’objet d’une analyse aussi approfondie. Elles sont surtout commentées disons en surface par ceux qui souhaiteraient que le style musical du XXe reste ce qu’il est pour les siècles des siècles et qui traitent volontiers de « réactionnaires », de « révisionnistes », enfin tous les équivalents séculiers du diable sont les bienvenus, ceux qui, comme Beffa notamment veulent s’affranchir des dogmes de l’atonalisme.
Ces quolibets à consonance politique ont évidemment pour but, et certainement pour effet, de masquer les raisons réelles de cette lame de fond néoatonale alors qu’elles seules bien entendue sont intéressantes. Nulle envie, en effet, et je pense que Karol ne me contredira pas, chez les néotonaux de revenir pour revenir, de décider par principe que c’était mieux avant, de prôner le retour à un ordre ancien parce qu’il est ancien. Bien sûr que non : les raisons profondes de cette situation sont à chercher dans les apories de l’atonalisme et dans les principes non négociables qui sont à l’origine de son avènement, principes dont nous verrons que la remise en cause est nécessaire à l’évolution même de la musique, ce qui conditionne, et ce n’est pas paradoxal qu’en apparence, l’évolution de la musique a un retour aux fonctions essentielles du langage tonal.
Barthes9, ici même, lors de son dernier cours, où il était question de la nécessité de la filiation dans l’élaboration d’une œuvre, a cité cette phrase de verdi :
« Tournons-nous vers le passé, ce sera progrès »
S’il est indispensable aujourd’hui je pense d’écarter la notion de progrès de la chose artistique – elle lui a plutôt porté malheur –, il me semble en revanche qu’évoluer en se tournant vers le passé, ou avancer à reculons pour reprendre le mot de Sartre sur Baudelaire, non seulement ne manque pas en soi de pertinence, mais que c’est même aujourd’hui le mieux que nous ayons affaire.
Et puisqu’on va parler de langage musical et que j’ai un piano sous la main je vais en profiter pour commencer par donner quelques exemples. Et tout d’abord, à tout seigneur tout honneur, un peu de musique tonale.
[Musique]Bon. Ne nous voilons pas la face, il y a eu un petit problème vers la fin. Ça s’appelle des fausses notes, il y en a eu deux, bon d’accord je le reconnais, j’assume. Et j’assume d’autant plus volontiers qu’en réalité c’était fait exprès bien sûr, puisque ces fausses notes seront le fil rouge de la séance d’aujourd’hui ou plus exactement d’ailleurs le fait que vous les ayez remarquées. Car enfin rendez-vous compte que sans avoir étudié certainement pour beaucoup d’entre vous les lois du langage tonal vous êtes capables d’entendre deux fausses notes dans un morceau qui en compte plus d’une centaine, et morceau que vous ne pouviez pas connaître puisque je l’ai composé pour l’occasion de cette leçon.
Autre chose maintenant, toute autre chose, une exécution que j’espère honnête cette fois-ci d’une œuvre atonale, particulièrement intéressante en ce sens qu’elle est la première œuvre écrite dans un langage atonal théorisé. C’est la première œuvre dodécaphonique sérielle écrite par Schönberg10 en 1923. J’en joue la première page.
[musique]Ouf ça s’est mieux passé. Enfin… je dois quand même soulager ma conscience parce que cela s’est très bien passé au début, c’est-à-dire que les sept premières mesures ont été exécutées presque à la perfection et puis à la mesure 8, c’est peut être le trac, ma main gauche est descendue d’un demi-ton, et ce pour toutes les mesures qui suivaient, chose que j’ai voulu corriger à la mesure 15 en remontant ma main d’un demi-ton, mais je me suis trompé et c’est la main droite qui est montée d’un demi-ton à ce moment-là ce qui fait qu’à partir de ce moment-là les notes de la main gauche et celle de la main droite étaient fausses. Je réussis à force de concentration à la mesure 20 à descendre ma main droite d’un demi-ton, mais ça a immédiatement pour effet à la mesure suivante de faire descendre ma main gauche d’un demi-ton également alors que si vous avez bien suivi elle aurait dû remonter normalement. Et finalement, par je ne sais quel miracle, au milieu la mesure 25, mes deux mains retrouvent les places qui leur était dévolues et je joue brillamment les mesures 26 et 27 exactement telles qu’elles ont été écrites. Ce qui veut dire en résumé, que le tout début et la toute fin étaient jouées normalement et le milieu c’était n’importe quoi. J’ai compté – parce que bien sûr c’était préparé – j’ai compté dans l’exemple que je viens de donner pas moins de 79 fausses notes, dont pas une n’a été entendue par les spécialistes même.
En d’autres termes si on résume la situation : des non-spécialistes repèrent deux fausses notes dans une musique tonale qu’ils ne sont pas censés connaître alors que des spécialistes ne repèrent pas 79 fausses notes dans un extrait de trente et une secondes d’une musique atonale presque centenaire qui fait partie du répertoire. Ce postulat me semble assez édifiant et en dire assez sur les différences profondes entre tonalisme et atonalisme pour que j’ai décidé de consacrer l’essentiel de la leçon d’aujourd’hui à son analyse.
Autre expérience rapide toujours un peu dans le même sens, mais pour montrer que les autres styles de musique atonale présentent les mêmes caractéristiques, parce qu’on veut parfois opposer sérialisme, musique atonale libre, etc. Aujourd’hui je parle d’atonalisme de façon générale, je veux montrer que ça présente les mêmes caractéristiques. Je vais donc jouer deux petits exemples ; alors maintenant vous ne me faites certainement plus confiance du tout puisque je mets des fausses notes partout, donc je vais procéder autrement. Je prends deux petits extraits de musique atonale de deux compositeurs différents, plus récents que Schönberg bien sûr, et de chaque extrait je donne deux versions, dont je vous dis d’avance qu’une sera honnête, c’est-à-dire respectera le texte, et l’autre sera totalement défigurée. À vous bien sûr de me dire laquelle des deux est la bonne, peut être avec l’aide de Karol.
Tout d’abord Donatoni11 : une version honnête et une version défigurée.
[musique]C’était la première, voici la 2e.
[musique]Une idée ? Aucune ? Alors on va prendre un autre compositeur : Kurtág12. Même chose : une bonne version, une mauvaise.
[musique]Deuxième version :
[musique]Non ? Personne ?
Un dernier vraiment pour s’assurer qu’on n’y arrive pas et ensuite on reparle de tout ça.
Deux versions.
[musique]Deuxième version :
[musique]Est-ce que je vous fais l’insulte de vous demander si vous avez…
Je précise que les défigurations sont exactement du même ordre dans les trois exemples que j’ai donnés, c’est-à-dire en gros décalage d’une main d’un demi-ton, plus quelques ajouts selon la fantaisie du moment.
Il semblerait donc que les capacités discriminantes du jugement soient présentes chaque fois que la musique est tonale et disparaissent chaque fois qu’elle ne l’est plus. Je précise à cet instant que le fait que vous ayez reconnu quelle est la bonne version d’une œuvre de Beethoven n’a rien à voir d’une part avec le fait que vous connaissiez peut-être cette œuvre ; ç’aurait fait exactement le même effet avec une autre que vous ne connaissiez pas – c’est d’ailleurs parce que j’avais choisi de faire pour le tout premier exemple – et n’a rien à voir non plus avec un effet d’accoutumance dont le temps qui passe serait la raison : les fautes étaient entendues exactement de la même façon qu’aujourd’hui dès la première audition d’une œuvre sans quoi d’ailleurs personne n’aurait remarqué les bizarreries qu’on a pu reprocher à tel ou tel compositeur et qui relevait précisément de la part du compositeur de la fausse note voulue. Car c’est là que je voulais en venir les compositeurs de musique tonale avaient et ont à leur disposition un langage dont le public maîtrise une bonne partie des règles même quand il est incapable de les énoncer. Et tout le travail discursif du compositeur est fondé sur votre connaissance de ces règles. C’est d’ailleurs le propre d’un langage, et ce pourrait être une partie au moins de sa définition, d’être un système codé dont les acteurs – émetteurs et récepteurs – ont intégré et partagent – consciemment ou inconsciemment – les données principales. En français par exemple, et puisque c’est la langue qui nous réunit aujourd’hui, les exemples abondent de règles que nous respectons, alors que soit nous les avons oubliées, soit même nous ne les avons jamais apprises.
Si un étranger nous demande à quel temps on doit conjuguer le verbe après « il faut que » par exemple, nous allons tous pour répondre procéder exactement à la même opération : formulation in petto d’une ou de plusieurs phrases commençant par « il faut que » « il faut que je vienne », « il faut que tu ailles » « il faut qu’il prenne », et déduction de la règle : « il faut que » est suivi du subjonctif. Mieux, avec une règle que nous ne connaissons pas. Imaginons la proposition suivante écrite ici : «un savant aveugle ». Il y a deux façons de lire cela : on peut lire « un savant aveugle » ou on peut lire « un savant [t’]aveugle » si on tend bien dans l’oreille il y a une différence de sens entre les deux façons de lire : quand je dis « un savant aveugle » on comprend un savant qui n’y voit pas ; quand je dis « un savant [t’]aveugle », on comprend « un aveugle qui sait ». Autrement dit dans le premier cas, sans la liaison, « savant » est le nom, aveugle l’adjectif ; dans le deuxième cas, « savant [t’]aveugle », avec la liaison, « aveugle » est le nom et « savant » est l’adjectif.
Il existe une règle qu’on peut trouver par exemple, perdue au milieu du Grévisse, qui dit ceci : «on ne prononce pas la liaison après la consonne finale d’un nom au singulier ». En effet une fois qu’on le sait on peut chercher des exemples : on dit « un loup affamé » et pas « un loup [p’]affamé », « un écolier admirable », « un sujet intéressant ». Personne d’entre vous ne direz « c’est un sujet [t’]intéressant, très intéressant ». On dit « c’est un sujet intéressant », pas de liaison parce que sujet est un nom, « très [z’]intéressant » liaison parce que très n’est pas un nom. C’est un exemple frappant d’une règle que nous employons tous, tous les jours, alors que très probablement nous n’en avions jamais entendu parler.
Ces règles, en musique comment en français, nous les avons assimilées par la simple répétition d’énoncés corrects auxquels nous avons été confrontés. À force d’entendre des phrases bien formées, on sait comment elles se forment. À l’avènement de l’atonalisme, on a pensé, peut-être de bonne foi, que la répétition d’énoncés corrects ferait de la même façon assimiler la langue à tous les auditeurs. Or, il n’en a rien été.
Un compositeur plus qu’imminent qui a consacré l’essentiel de sa vie à composer de la musique sérielle m’a dit un jour où je venais lui jouer au piano la réduction d’orchestre du Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg13, musique sérielle donc, que cette partition, et ce depuis toujours, contenait un grand nombre de fautes. De fautes, fa bécarre au lieu de fa dièse, etc., et que les enregistrements de ce concerto et ses exécutions en concert reprenaient sans exception ces notes fautives. J’ai saisi l’occasion pour lui demander « mais dites-moi ils font des fautes que je viens de commettre que je corrige immédiatement ma partition » et lui de me répondre : « je ne peux pas vous le dire là, ma partition corrigée est à la maison ».
Qu’est-ce à dire exactement ? Qu’en musique tonale comme en français on fonde les règles sur une connaissance et une pratique empirique qui nous permettent de sentir si la phrase est correcte, si elle sonne bien. En musique atonale en revanche, étant privé de cette sensation que la note est juste ou fausse, on a vu à quel point tout à l’heure, on fera appel à la règle pour le savoir. Autrement dit dans la musique tonale comme dans la langue parlée, on déduit la règle de la phrase, alors que dans la musique atonale, sérielle en l’occurrence, on déduit la phrase de la règle. Il est temps maintenant de se pencher sur cette connaissance que vous avez du langage et qui pourrait se définir a minima par votre capacité à prévoir, a préentendre devrais-je dire, ce que doit être la musique dans la seconde d’après. Je reprends mon exemple du début qui vous a fait sursauter.
[musique]D’accord c’est pas ça. Mais que se passe-t-il [musique] quand vous entendez ça ? Et bien que vous soyez spécialistes et que vous sachiez l’écrire, ou pas, ou simplement que vous aimiez la musique, vous savez qu’après [musique], nous avons tous la même réponse à cette [musique] question.
Le compositeur sachant que vous le savez, peut décider de vous surprendre. Par exemple : [musique]. Pas mal aussi. Ça n’est pas forcément ce que vous aviez prévu, ça s’appelle rompre une cadence, mais vous considérez que ça fait partie du champ des possibles. C’est une surprise, une bonne surprise si on veut. En revanche si je fais [musique] tout le monde est sûr si ça ne fait pas partie du champ des possibles a fortiori [musique] encore moins.
Essayons avec de la musique atonale, contemporaine. [musique] On a envie de quoi là après ? Je recommence : [musique] C’est pas mal. Mais aussi [musique]. Possible. [musique] Hum. Crédible. [musique] J’arrête parce qu’on peut y passer la journée, la nuit : tout est possible. On s’attend à tout. Et comme on s’attend à tout, on n’est surpris par rien. Et nous entrons donc dans une forme d’écoute passive et tout au plus on se dit [musique] «Tient, il a fait ça ». Si on analysait un peu vite les constatations que nous avons faites jusqu’à présent, on pourrait donc conclure qu’il y a, à l’écoute de la musique tonale, un type d’accord qu’on admet qui sont plutôt consonants, et un type d’accord qu’on admet pas, plutôt dissonants. Auquel cas cette capacité discriminatoire que nous avons a l’écoute d’une musique tonale serait l’expression d’une reconnaissance de la valeur absolue que nous attribuons à des sons. Ce serait déjà pas mal et ce sera déjà la preuve que tout le monde a plutôt une assez bonne oreille. Mais nous allons voir que la réalité est plus complexe et votre compréhension beaucoup plus profonde que ça.
J’ai besoin de me livrer à une petite improvisation.
[musique]Etc. Ça vous a plu ? Eh bien j’en suis ravi. Non pas parce que ça flatte mon ego d’improvisateur, mais parce que j’ai joué à quatre reprises [musique] cet accord-là et que vous n’en avez rien entendu. Je remontre. Dès le début, j’ai fait ça [musique] il est là [musique]. Arrêt sur image [musique] : c’est le même [musique] ici ça va très bien. J’ai fait ça après : [musique]. C’est quoi ? [musique] C’est celui-là. Horrible ici. [musique], Mais là, formidable [musique] Après j’ai fait ça [musique]. Même chose : [musique]. Le même encore une fois.
Alors voilà qui devient extrêmement intéressant. Pourquoi ? Parce que ce ne sont donc pas certains sons qui vous déplaisent et pas d’autres, ce sont certains sons que vous admettez dans certains contextes et pas dans d’autres, ce qui change la dimension de votre connaissance, car alors intervient la notion du sens. Et les sons s’apparentent à des mots. Vous refusez telle note dans telle phrase musicale non pas parce que la note vous est antipathique, mais parce que vous la jugez incohérente dans la phrase en question : elle ne fait pas partie autrement dit du champ des possibles dont je parlais tout à l’heure.
Donc ma fausse note de départ, c’est comme si je vous avais dit « Longtemps je me suis couché de bonne chèvre »14. Vous savez immédiatement que le dernier mot est faux, que c’est une fausse note, pour filer la métaphore, mais ce n’est pas parce que c’est un horrible néologisme ou une épouvantable grossièreté que vous le rejetez, c’est parce qu’il contrevient au sens de la phrase alors qu’il conviendrait très bien ailleurs dans un autre contexte, exactement comme notre accord.
La littérature, puisque nous en parlons, a eu aussi son heure moderne ou contemporaine au sens de volonté d’éclatement du langage sujet-verbe-complément « c’est du passé, c’est des vieilleries, on change un peu tout ça ». On a un peu oublié peut-être que la littérature aussi a connu ce passage-là. Je vais en déterrer un petit morceau pour poursuivre le parallèle entre musique et langue qui est décidément inépuisable. Je vous lis un petit extrait de Tristan Tzara15, ça doit dater, je crois, de 1916 et c’est un des premiers textes dadaïstes.
« porte close sans fraternité nous sommes amères fel – vire rendre scolopendre de la tour Eiffel – immense panse pense et pense pense – mécanisme sans douleur 179858555 iého bibo fibi aha – mon Dieu o mon Dieu le long du canal – la fièvre puerpuérale scarabée et SO2H4 – Tombo Matapo les vice-rois des nuits – ils ont perdu les bras […] polygone irrégulier – à Matzacas la coccinelle est plus grosse que l’hémisphère cérébral – mais où sont […] les vice-rois des nuits »
Il va de soi en écoutant cela vous vous mettez dans un état de passivité qui ressemble à l’état auquel vous oblige l’écoute de la musique atonale car vous n’attendez rien, car il n’y a pas de sens. Je peux faire autant de fausses notes que je veux, à la lecture, vous ne pourrez pas les entendre. Je ne me suis d’ailleurs pas privé, vous commencez à me connaître, et j’ai remplacé malencontreusement « dentelle » par « scarabée » dans le texte je viens de lire ce qui je pense dans un texte qui aurait du sens aurait forcément posé problème, mais ici n’en a posé aucun. Autrement dit il : Proust tonal je remplace « heure » par « chèvre » tout le monde l’entend. Tzara atonal, je remplace « dentelle » par « scarabée » » ; personne ne l’entend. De la même façon j’ai pu tout à l’air défigurer Schönberg, Donatoni, Kurtág sans que personne ne le remarque, alors que deux fausses notes dans un langage tonal vous ont fait tressaillir.
Il va falloir se rendre à cette évidence : on ne peut de défigurer impunément que ce qui n’a pas de sens pour le spectateur.
Le compositeur tonal a donc à sa disposition un langage qui lui permet de jouer constamment avec la prévision de l’auditeur. Cette propriété est au fondement même de la musique savante puisque c’est sur elle et sur elle seule que repose le fait qu’on ait pu avoir envie de développer des discours dans le langage musical. Claude Lévi-Strauss16 qui s’est employé à mettre en avant cette propriété essentielle du langage tonal que le sérialisme selon lui est incapable de reproduire, la décrit en ces termes :
« L’émotion musicale provient précisément de ce qu’à chaque instant le compositeur retire ou ajoute plus ou moins que l’auditeur ne prévoit sur la foi d’un projet qu’il croit deviner »17.
Et il ajoute :
« Le plaisir esthétique est fait de cette multitude d’émois et de répits, attentes trompées et récompensées au-delà de l’attente, résultat des défis portés par l’œuvre. »18
Alors je vais profiter à nouveau du piano cette fois pour vous donner trois exemples parmi des milliers de cette capacité que le compositeur tonal à d’utiliser notre connaissance pour la surprendre, ou pour la flatter. Premier exemple emprunté à Jean-Sébastien Bach dans sa cantate numéro 5419, un air au milieu duquel le chanteur chante :
« Lass dich nicht den Satan blenden ;/ Denn die Gottes Ehre schänden,/ Trifft ein Fluch, der tödlich is »
« Ne laisse pas Satan t’aveugler/ Car profaner la gloire de Dieu/ Entraîne une malédiction mortelle ».
Inutile de dire qu’il faut faire preuve d’imagination et de talent pour paraphraser un texte aussi fort ; et inutile de dire bien sûr que Bach y parviendra. Il va pour cela utiliser vos capacités prédictives. Le chanteur dit deux fois cette phrase et, à l’issue de la première occurrence, au moment où donc il chante « Trifft ein Fluch, der tödlich is », « entraîne une malédiction mortelle », Bach introduit une cadence tout ce qu’il y a de plus normal jusqu’à sa résolution [musique]. Et là nous attendons, bien sûr nous attendons la résolution normale [musique]. Voilà ce que nous attendons. Or Bach va écrire [musique] utilisant ici un accord tout à fait habituel dans d’autres circonstances, mais assez étonnant à une arrivée de cadence puisqu’au lieu de nous donner l’impression que nous sommes arrivés quelque part, il donne plutôt l’impression que la musique repart sans qu’on sache trop pourquoi, comme si une étape avait été sautée dans la formulation. En réalité cet accord-là va entraîner une ritournelle de l’orchestre, à l’issue de laquelle le chanteur va pour la deuxième fois dire cette phrase et, à la fin de la phrase, la deuxième fois, sur la « malédiction mortelle », Bach, de nouveau, amène une cadence classique [musique] à l’issue de laquelle nous attendons ça [musique], ou peut-être ce qu’il avait fait la première fois [musique], mais qui ici n’aurait pas de sens puisque c’est la dernière fois que le chanteur l’a dit.
En réalité en lieu et place de l’accord le plus consonant qu’il a à sa disposition [musique] et qui est celui nous attendons Bach va utiliser l’accord le plus dissonant qu’il ait à sa disposition [musique] qui s’appelle un accord de triton parce qu’il est fondé sur cet intervalle un peu désagréable à l’oreille qui est un intervalle de quarte augmentée et qui à l’époque était considéré comme l’intervalle du diable dans la musique, donc on ne peut plus approprié au texte en question. Je m’essaye à vous chanter la chose dans son ensemble
[musique]ritournelle de l’orchestre – cadence normale à l’issue de laquelle le chanteur reprend :
[musique]Effet dramatique garanti. Ce n’est pas ce que vous attendiez et c’est extrêmement surprenant.
Autre utilisation de ces capacités prédictives, totalement différente cette fois, chez Schubert dans un impromptu20 qui commence [musique], cette sorte de douceur nostalgique et souriante si chère à l’auteur. Au milieu de cet impromptu, Schubert introduit un moment plus dramatique [musique], dont il va vouloir sortir, nous faire sortir, de sortir avec nous, en changeant l’éclairage et en ramenant peut-être pas l’éclairage du début, mais quelque chose de beaucoup plus lumineux, nous faire sortir du noir en quelque sorte. Comment va-t-il s’y prendre ? Cette fois-ci je joue d’abord et j’explique après. Le passage va arriver [musique] voilà le drame arrive [musique]. Que se passe-t-il à ce moment-là ? Je ne sais pas si vous avez frissonné avec moi… Que se passe-t-il au moment où Schubert apporte cet éclairage ? Comment fait-on ? On utilise le fait que vous vous attendez à autre chose. Je résume : Schubert va non seulement savoir que vous attendez une résolution normale, [musique] qui serait celle-là, mais non content de le savoir, il va vous la donner d’abord à deux reprises la vraie solution, cette solution-là il vous la donne à deux reprises dans le passage et c’est au moment où arrive la troisième fois qu’il change complètement, au moment peut-être donc on s’y attend le moins, il change complètement de degré et il nous surprend avec cette façon de résoudre la cadence. Résumé [musique] première occurrence [musique] puis [musique] deuxième occurrence [musique]. Il a changé un tout petit élément mélodique pour justifier la répétition [musique] sur la première fois on avait, deuxième fois [musique] et troisième fois [musique]. Autrement dit, reprenons la phrase de Lévi-Strass : attente [musique], attente [musique] et attente trompée [musique] et récompensée au-delà de l’attente. Voilà ce qu’il voulait dire.
Rappelons que pour que nous soyons surpris il faut qu’on se soit attendu à quelque chose et que c’est le même mécanisme qui se déclenche en vous quand vous frémissez d’horreur à l’audition de ma fausse note du début ou quand vous frémissez de plaisir à l’audition de cette modulation. Ce mécanisme c’est, si j’ose dire, le jugement en comparution immédiate de l’anomalie. Il ne se passe que quelques millisecondes entre la commission du forfait, l’enquête contradictoire, la plaidoirie de la défense, le réquisitoire et le verdict. Le verdict dans un premier cas ça sera « l’interprète est nul » dans le deuxième cas ce sera « le compositeur est génial », mais ces deux verdicts seront l’aboutissement d’un seul et même type de procès, c’est celui que l’auditeur intente à la note qu’il n’avait pas prévu d’entendre.
Quelques mots maintenant sur une utilisation spéciale de vos capacités prédictives, c’est la marche harmonique. La marche harmonique c’est une sorte de suite logique qui se propose de flatter votre connaissance préalable du discours et qui à ce titre est évidemment très appréciée des mélomanes [musique]. Au moment où elle arrive vous pouvez prévoir le discours non pas une note à l’avance, comme c’est en général le cas, mais deux, quatre, six, voire huit mesure à l’avance. Et vous pouvez en prévoir le déroulé non seulement harmonique, mais mélodique pour peu que le compositeur ait introduit un embryon mélodique sur la première marche [musique] ou [musique]. Au moment donc où arrive la marche, vous avez presque l’impression de connaître ce morceau même si vous ne l’avez jamais entendu, ou même mieux l’impression de l’avoir composé vous-même ou d’être en train de le composer. C’est un véritable cadeau que le compositeur fait à son auditoire et à ce titre d’ailleurs la marche intervient souvent après un passage où votre attention a été particulièrement sollicitée, ou vos nerfs mis à rude épreuve. Je pense par exemple à ce passage du deuxième Klavierstück de Schubert21.
[musique] Paysage aride, inconfortable ; la tension est palpable, et elle monte et quand elle arrive à son paroxysme, Schubert dit « marche » [musique]. Et là on l’impression de connaître et là, le tourbillon de sentiments contradictoires qui nous envahi au moment où elle arrive, il est difficile à décrire, mais je pense qu’on peut en extraire le sentiment d’une profonde gratitude vis-à-vis du compositeur qui a choisi cette façon-là de nous le dire, parce que c’est ça qu’il nous dit : « je vous remercie de votre attention ».Mozart, de la même façon, dans son 23e concerto22, après un passage où on est un peu perdu, un passage très indécis, les instruments changent, là je vais tout faire au piano, mais ça se passe entre l’orchestre et le piano, la tonalité change toutes les deux mesures, va aussi remercier d’une certaine façon son auditoire par une marche.
[musique] Où est-on ? [musique]. Et là Mozart dit : « mais regardez où vous êtes » [musique] «Ah oui, je connais ».Et ce confort d’écoute indéniable que procure la marche au moment où elle arrive l’a évidemment rendu très populaire chez les auteurs de variété notamment. On ne peut pas ne pas citer [musique] et c’est d’ailleurs exactement le même principe à ce moment-là que chez Mozart totalement superposable. [musique] Celle de Schubert, on peut lui faire subir le même affront. Vous vous souvenez, celle-là : [musique] ça peut faire. [musique]
Pourquoi ces superpositions provocatrices ? Loin de moi bien sûr l’idée d’un quelconque relativisme qui consisterait à dire que les Parapluies de Cherbourg et les Impromptus de Schubert c’est la même chose ou que Les Feuilles mortes et les concertos de Mozart c’est la même chose : bien sûr que non.
Mais c’est pour rappeler quelque chose de chose de très important et d’un peu trop oublié : dans le monde tonal d’avant la scission atonale, la musique savante et la musique populaire parlent la même langue.
En 1934, à cet égard, Schönberg laisse échapper une étrange fulgurance dont on n’a pas pris encore toute la mesure :
« Il y aura toujours, dit-il, de la musique tonale car il faudra toujours de la musique populaire »
Les bras nous en tombent : il est insensé quand on n’y pense qu’un compositeur mette au point un langage dont il pressent qu’il ne pourra pas être celui de la musique populaire. Il est malheureux d’une certaine façon qu’il n’ait pas pris la peine de développer cette prémonition car après tout il avait fait le plus difficile en reconnaissant avant l’heure que la musique populaire ne serait jamais atonale. Il lui suffisait de pousser un peu le raisonnement pour arriver à la conclusion que la musique atonale ne serait jamais populaire.
Les différents états possibles d’une langue sont le signe que c’est une langue. Tristan et Isolde et Viens poupoule sont écrits dans la même langue. Julien Gracq parle la même langue que Fernand Raynaud et Marguerite Yourcenar la même langue que Denise Fabre. Une langue qui ne permettrait qu’un seul mode d’expression serait au mieux un jargon au pire une glossolalie et jamais l’un ni l’autre n’ont permis que je sache ils ont permis l’éclosion d’un chef-d’œuvre. Un des dégâts collatéraux de cet abandon d’un langage intelligible est qu’en se privant volontairement des possibilités d’étonner son auditoire par autre chose que par des gestes, la musique atonale s’est privée également des possibilités d’évoluer en profondeur.
On peut raisonnablement dire que depuis Webern23 ou Varèse24, qui offraient des œuvres véritablement inouïes, littéralement inouïes, à leurs auditoires, le style atonal qu’on l’appelle moderne ou contemporain peu importe, n’a plus rien offert de véritablement étonnant depuis bientôt un siècle. Car les astuces ou les coups de génie dont les compositeurs de l’époque tonale faisaient usage pour séduire ou surprendre leurs auditeurs les poussaient à découvrir des mondes harmoniques parfois inexplorés dont certains ont été abandonnés et d’autres ont fait école au gré de leur pertinence. Cette dialectique, une fois abandonnée, il était inévitable que la musique n’évolue plus en profondeur puisqu’on ne peut naturellement faire évoluer que des paramètres qu’on utilise.
D’où un paradoxe très frappant : depuis une centaine d’années, on ne s’est jamais autant focalisé sur l’évolution de la musique, et elle n’a jamais aussi peu évolué.
Pierre Boulez lui-même avance cette réflexion très juste : «
« On prétend dit-il que le XXe siècle a beaucoup évolué, mais c’est faux : il y a moins de différences entre les tendances d’aujourd’hui et Stravinsky qu’entre Beethoven et Wagner ».
C’est parfaitement juste. Essayez de faire des bonds d’environ 60 ans dans l’histoire de la musique c’est édifiant. Par exemple La Passion selon Saint-Matthieu25, La Flûte enchantée26, Lohengrin27, et Le Sacre du printemps28. Bach, Mozart, Wagner, Stravisnksy. Ce sont des sauts d’une soixantaine d’années. Nous sommes tellement aguerris au statu quo que ça nous semble sidérant.
Voyons ce qu’il en est avec l’atonalisme en écoutant maintenant quatre petits extraits très courts, de quatre musiques atonales de quatre auteurs différents :
[musique]deuxième extrait, ça c’est un quatuor à cordes :
[musique]Troisième extrait :
[musique]Et dernière extraits – quatuor à cordes :
[musique]Quelqu’un pourrait-il me dire lequel de ces extraits est manifestement beaucoup plus moderne que les autres ? Autrement dit : le classement chronologique saute-t-il aux yeux ? Bien sûr que non. Ils pourraient tous les quatre avoir été écrits hier après-midi par un étudiant en composition d’un de nos conservatoires nationaux supérieurs de musique et s’ils l’avaient été, ils auraient tous les quatre été avalisés par le professeur tant ils répondent aux exigences stylistiques imposées par l’académisme contemporain. Ils pourraient à ce titre figurer aussi tous les quatre sans l’ombre d’une hésitation dans les bacs « musique contemporaine » de nos disquaires.
Eh bien ces quatre extraits datent respectivement, dans l’ordre où nous les avons écoutés, de 2010, 1985, 1923 et… 1627. J’admets que faire figurer le dernier extrait dans cette petite anthologie est une forme de facétie de ma part, mais je voulais profiter de l’occasion pour rappeler que de la même façon que le monochrome a existé avant Malevitch29, l’atonalisme a existé bien avant Schönberg, au titre souvent expérimental de tentatives d’imitation des bruits de la nature. Ici c’est Carlo Farina30, compositeur qui a dû naître aux alentours de 1600. Cette œuvre est intitulée Capriccio stravaganteet, dans le passage en question, il imite les miaulements des chats et les aboiements des chiens.
Autant dire que les exigences de nouveautés qu’on oppose généralement aux compositeurs dits néotonaux, n’est-ce pas Karol, n’est qu’un réflexe rhétorique. Ici, si on ne tient pas compte de la pièce du XVIIe siècle qui clôturait ce tour d’horizon, l’écart entre les deux pièces les plus éloignées – c’était Varèse pour la plus ancienne pardon et Ferneyhough31pour la plus récente – l’écart entre ces deux pièces de 87 ans, c’est-à-dire le même qu’entre eux les Impromptus de Schubert et le Sacre du Printemps.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que la différence stylistique est un peu plus frappante dans un cas que dans l’autre. Pourquoi alors ce piétinement relatif depuis tant d’années, c’est-à-dire depuis le passage à l’atonalisme ? Eh bien c’est tout simplement parce que les similitudes entre les différents courants que l’atonalisme a générés et qui nous sont toujours présentés comme des langages propres voire opposés les uns aux autres, ces similitudes sont en fait beaucoup plus importantes que les divergences, et que toutes les définitions positives qu’on a tenté de donner de ces systèmes et qui recensent ce qu’on trouve en eux, n’ont jamais réussi à les décrire avec autant d’acuité que le simple énoncé de leurs propriétés négatives, qui recense ce qu’on n’y trouve pas et qui sont très claires : absence de tonalité, absente de pulsations régulière, absence de mélodie, absence d’harmonie. Voilà les seuls points communs à tous les systèmes atonaux autorisés.
Cela étant admis, il est évident qu’on ne peut pas aller plus loin en termes vingtièmistes, on ne peut pas aller plus loin qu’une absence, de la même façon qu’on ne peut pas descendre en dessous du zéro absolu, ce qui explique que si les compositeurs les plus romantiques on les trouve à la fin du romantisme, les compositeurs les plus modernes on les trouve au début du modernisme, car on a pu renchérir le propos romantique tout au long du XIXe, alors qu’on ne peut qu’appauvrir le geste moderne en le répétant incessamment. On pourra toujours rajouter des notes à des clusters – les clusteurs c’est quand on met les coudes comme ça. On pourra toujours inventer des nouveaux bruits électroniques, un nouveau mode de jeu du cor anglais, de la clarinette basse, on pourra toujours couper les quarts de ton en huit ou en seize, on ne produira de toute façon jamais l’effet qu’ont produit Webern et ses contemporains sur les auditoires de leur époque. Quelles que soient les nouveautés dont on se targuera d’être l’inventeur, on ne pourra que reproduire ce style contemporain qui n’a plus rien de nouveau et qu’on connaît par cœur.
Ce qui veut dire que ceux qui ont pour ont pour obsession, aussi bien dans leur reconstruction de l’histoire de la musique que dans leur production, l’évolution vers toujours davantage de modernité, sont désormais empêtrés dans un choix qui les ferait frémir d’horreur s’il s’y arrêtaient un instant : soit ils répètent le geste moderne, geste centenaire faut-il le rappeler, soit ils rétrogradent. C’est-à-dire : soit ils font comme avant, soit ils font comme avant. Dans les deux cas, répéter ou revenir, ils sont réactionnaires, nostalgiques, ou révisionnistes. Ils sont exactement ce qu’ils reprochent depuis tant d’années à leurs ennemis d’être.
Il s’avère que beaucoup, lassés de répéter le geste moderne, rétrogradent, mais très timidement tout doucement. Les palinodies des uns et des autres sont d’ailleurs maintenant si nombreuses, surtout ces dernières années, que leur énumération serait fastidieuse ; notons simplement que les embryons mélodiques, harmoniques, les retours ponctuels de la pulsation régulière, sont de plus en plus fréquents, quoiqu’extrêmement timides, chez les contemporains patentés, ce qui les aurait fait frémir d’horreur il y a seulement quelques années. Alors si le retour semble à ce point la seule solution que même ses plus farouches opposants s’y adonnent à leur corps défendant, on peut à bon droit avancer que la vraie différence entre les néo et les contemporains, c’est que dans une démarche convergente les premiers sont simplement beaucoup plus radicaux que les seconds ; or la radicalité étant un pilier inaliénable du modernisme, les antimodernes sont donc plus modernes que les modernes. Cette aporie irrésistible met en lumière les faiblesses constitutives de la pensée moderniste dont les théoriciens n’avaient pas prévu, à ma connaissance, qu’elle portait en elle les termes de son propre reniement. Si être moderne c’est refuser la norme, que dois-je faire quand le moderne est devenu la norme. « Si mon professeur m’ordonne d’être moderne tout en expliquant qu’être moderne c’est désobéir à ses professeurs, que dois-je faire ? »
Pour conclure en tentant de répondre à ces questions d’apparence insolubles, je voudrais citer deux témoignages troublants qui se trouvent si je puis dire aux deux antipodes du malentendu moderne et qui émanent de deux hommes à peu près de la même génération, et tous deux chacun à sa façon inventeurs de la modernité esthétique qui a encore cours dans leurs domaines respectifs, je veux parler de Marcel Duchamp32 et d’Arnold Schönberg.
Schönberg, en 1947, déplorant la mauvaise réception d’une de ses dernières œuvres de la part des musiciens, écrit à un ami, chef d’orchestre, ceci :
« La compréhension de ma musique souffre toujours de ce que les musiciens ne me considèrent pas comme un compositeur normal ordinaire exprimant ses nouveaux thèmes et mélodies dans un langage musical qui n’est pas complètement inadéquat, mais comme un expérimentateur dodécaphoniste moderne et dissonant. En fait, poursuit-il, il n’y a rien que je désire plus ardemment que d’être pris pour une sorte de Tchaïkovski amélioré ou encore que l’on connaisse mes mélodies et qu’on les fredonne »
Duchamp lui, quelques années après, en 1962, écrit à rendre à Hans Richter33 :
« Je leur ai jeté le porte-bouteille et l’urinoir à la figure comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté esthétique »
Autrement dit : celui qui se veut être un continuateur respectable se plaint d’être pris pour un révolutionnaire et celui qui se veut un révolutionnaire se plaint d’être pris pour un continuateur respectable. Celui qui se veut déjà icône déplore d’être encore pris pour un iconoclaste et celui qui se veut encore iconoclaste déplore d’être déjà pris pour une icône.
Le fait que c’est deux déplorations soient donc parfaitement contradictoires ne doit surtout pas masquer l’unicité du phénomène dont elles sont la lointaine conséquence, car finalement que cet art du XXe ait été créé pour continuer l’art d’avant, version Schönberg, ou pour en prendre congé brutalement, version Duchamp, dans les deux cas, il n’y est pas parvenu. Cent ans après, on ne fredonne toujours pas du Schönberg dans la rue ; cent ans après plus personne n’est choqué par un objet industriel exposé dans un musée, c’est devenu la norme.
Pourquoi alors ces deux paris pourtant opposés ont-ils été perdus ? Tout simplement parce qu’il s’appuyait sur un seul et même postulat qui était l’abandon de la langue d’avant. « Dieu se rit, écrit Bossuet, de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Ici les effets sont différents et tous deux déplorés, mais la cause est unique et doublement chérie, c’est la volonté théorique d’en finir avec la langue maternelle. Plus le temps passe, plus il sera difficile d’occulter la nécessité de revenir sur cet abandon de la langue, puisque c’est à lui et à lui seul qu’on doit toutes les sortes d’échecs dont ces deux déplorations ne sont que de malheureux témoignages, puisque c’est à lui, cet abandon de la langue, qu’on doit en musique, j’espère l’avoir au moins en partie montré, d’une part cet arrêt remarquable de l’évolution du style, d’autre part et concomitamment la désaffection massive et sans précédent des interprètes et des mélomanes pour le répertoire contemporain.
« En matière d’art il ne faut pas craindre de paraître réactionnaire si on ne veut pas paraître demain démodé ».
C’est Claude Lévi-Strauss qui a écrit ça et je propose que nous tentions de le comprendre, de comprendre ce qu’il entend par là, peut-être à l’aide de Nieztsche qui disait :
« Féconder le passé en engendrant l’avenir tel est pour moi le sens du présent »34
N’ayons plus peur du « vice » ou des « fantômes » que naguère Pierre Boulez fustigeait l’un et les autres en disant que la musique ne doit être « viciée », par aucune réminiscence stylistique, ni « hantée » par aucun parrainage du passé. Alors réinvitons-les à notre table ce vice et ses fantômes et les plaisirs qui vont avec, chassés par un art tellement obsédé par le dépoussiérage qu’on pourrait le dire hygiéniste. Reculons alors, reculons pour mieux sauter et nous verrons dans quelques années, j’en prends ici le pari, que ce qui semble encore aujourd’hui aux yeux de certains pourraient être une évolution à l’envers sera enfin pris pour ce que c’était vraiment : une révolution à l’endroit.
Je vous remercie
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1 Karol Beffa est un compositeur et pianiste né en Pologne en 1973 et de nationalité franco-suisse. Il est devenu le plus jeune titulaire d’une chaire au Collège de France. Prolifique et éclectique, il a par ailleurs fait des études dans différents univers intellectuels (langue, philosophie, École nationale de la statistique et de l’administration économique, reçu premier à l’École normale supérieure, etc.).
Il est membre du Siècle et a été Young Leader de la Fondation franco-américaine comme du German Marshall Fund.
2 Créé en 1530 par François Ier, le Collège de France est l’un des plus prestigieux établissements de recherche et d’enseignement en France, qui se distingue par des cours gratuits et non diplômants.
3 Contemporain de Karol Beffa, Jérôme Ducros est un pianiste et compositeur né en 1974.
4 Pierre Boulez pianiste et compositeur né en 1925 est l’une des plus grandes autorités immorales et promoteur de l’art dégénéré. Il se déclara « marxiste-léniniste à 300 % » et, entre autres, signa le Manifeste des 121, qui réunit dans un même l’ensemble l’extrême gauche marxiste, la juiverie anti-française et les libéraux idiots utiles de toujours durant la Guerre d’Algérie.
5 Ce texte écrit en 1863, fut refusé par les éditeurs à l’époque. Il fut publié pour la première fois en 1994, 131 ans après sa rédaction. Dans ce roman pessimiste, l’auteur de 20 000 lieues sous les mers dénonçait le règne de l’argent-roi, le féminisme, la robotisation, l’inhumanité du monde moderne, et notamment les déviances de l’art dégénéré :
« On raconte même qu’un certain Courbet, à une des dernières expositions, s’exposa, face au mur, dans l’accomplissement de l’un des actes les plus hygiéniques, mais les moins élégants de la vie ! »
6 Pianiste italien né en 1942, Maurizio Pollini joue ici le second Klavierstück de Schubert :
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=Xei_iTWGz3M.[/youtube]
7 Karlheinz Stockhausen (1928-2007) est un compositeur allemand d’art dégénéré, qui inventa de multiples « techniques », et composa par exemple l’Helikopter-Streichquartett (Quatuor à corde hélicoptère) pour lequel les musiciens « doivent » jouer dans un hélicoptère (cf. : https://www.youtube.com/watch?v=13D1YY_BvWU). Ici est le Klavierstück X.
8 Compositeur juif de nationalité américaine, Steve Reich est né en 1936. Il rejeta l’atonalisme tout en proposant des œuvres généralement dégénérées (voir Music for 18 musicians : http://www.youtube.com/watch?v=xU23LqQ6LY4 ou l’évocateur Different trains – Europe – During the War :
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=CSPW9lTN6oQ[/youtube]
9 Roland Barthes (1915-1980) fut l’une des figures du structuralisme dans l’étude de la langue. Il est mort après avoir été renversé par une camionnette alors qu’il se rendait au Collège de France le 25 février 1980.
10 Arnold Schönberg (1874-1951) est le compositeur qui « inventa » le dodécaphonisme et fonda l’atonalisme. Ici A Survivor from Warsaw (Un survivant de Varsovie) opus 46 : https://www.youtube.com/watch?v=DFXkc9AGoeU.
11 Franco Donatoni, compositeur italien (1927-2000).
12 György Kurtág, compositeur hongrois né en 1926.
13 Alban Berg (1885-1935) était un compositeur autrichien. Le « Concerto à la mémoire d’un ange » a été composé après la mort du jeune fille alors que le compositeur envisagé de créer un concerto pour violon. Un extrait est disponible ici : https://www.youtube.com/watch?v=UxA4WoVUgC8. (L’œuvre comporte une influence tonale).
14 Référence à la première phrase du premier roman du cycle de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : « Longtemps je me suis couché de bonne heure ».
15 Samuel Rosenstock (1896-1963), dit, Tristan Tzara, est un Juif, militant d’extrême gauche, à l’origine du dadaïsme.
16 Claude Lévi-Strauss (1908-2009), israélite de nationalité française est un anthropologue et ethnologue qui s’inscrit dans le courant structuraliste.
17 Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Plon, 1964.
« L’émotion musicale provient précisément de ce qu’à chaque instant, le compositeur retire ou ajoute plus ou moins que l’auditeur ne prévoit sur la foi d’un projet qu’il croit deviner, mais qu’il est incapable de percer véritablement en raison de son assujettissement à une double périodicité : celle de sa cage thoracique, qui relève de sa nature individuelle, et celle de la gamme, qui relève de son éducation. Que le compositeur retire davantage, et nous éprouvons une délicieuse impression de chute ; nous nous sentons arrachés d’un point stable du solfège et précipités dans le vide, mais seulement parce que le support qui va nous être offert n’était pas la place attendue. Quand le compositeur retire moins, c’est le contraire : il nous oblige à une gymnastique plus habile que la nôtre. Tantôt nous sommes mus, tantôt contraints à nous mouvoir, et toujours au-delà de ce que seuls, nous nous serions crus capables d’accomplir. Le plaisir esthétique est fait de cette multitude d’émois et de répits, attentes trompées et récompensées au-delà de l’attente, résultat des défis portés par l’œuvre ; et du sentiment contradictoire qu’elle donne que les épreuves auxquelles elle nous soumet sont insurmontables, alors même qu’elle s’apprête à nous procurer les moyens merveilleusement imprévus qui permettront d’en triompher. Équivoque encore dans la partition, le dessein du compositeur s’actualise, comme celui du mythe, à travers l’auditeur et par lui. Dans l’un et l’autre cas, on observe en effet la même inversion du rapport entre l’émetteur et le récepteur, puisque c’est, en fin de compte, le second qui se découvre signifié par le message du premier : la musique se vit en moi, je m’écoute à travers elle. Le mythe et l’œuvre musicale apparaissent ainsi comme des chefs d’orchestre dont les auditeurs sont les silencieux exécutants. »
18 Ibidem.
19 Widerstehe doch der Sünde (BWV 54) (Résiste donc au péché) est une cantate écrite par Jean-Sébastien Bach dans sa jeunesse, au début du XVIIIe siècle. (l’oeuvre est écoutable ici :
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=QWJsA3r0YG4[/youtube]
20 Impromptu n°3 en sol bémol majeur de Franz Schubert : https://www.youtube.com/watch?v=w_z9oSn-eIM.
21 Impromptu n° 2 en la bémol majeur (allegretto), D. 935, opus 142, disponible ici, interprété par Irina Lankova.
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=84w8fN0Hk8Y[/youtube]
Voir également note 6 pour une interprétation par Maurizio Pollini.
22 Concerto n° 23 (K 488), ici joué par Hélène Grimaud :
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=BsrtbDb8aHA[/youtube]
23 Anton von Webern (1883-1945) était un compositeur autrichien. Ironie de l’histoire, cet artiste dégénéré meurt abattu par un Américain « par erreur » dans l’Autriche occupée de septembre 1945.
24 Edgar Varèse, compositeur français naturalisé américain (1883-1965)
25 La Passion selon Saint-Matthieu (BWV 244) de Jean-Sébastien Bach est un oratorio, chef d’œuvre de la période baroque :
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=P21qlB0K-Bs[/youtube]
26 La Flûte enchantée (K 620), opéra classique (serait fortement inspiré des rituels maçonniques) et qui contient le célèbre Air de la Reine de la nuit (ici par Nathalie Dessay) .
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=XHSVbuoC5p0[/youtube]
27 Lohengrin est le sixième opéra de Richard Wagner (WWV 75) ; cette œuvre romantique est inspirée de la légende médiévale du Chevalier du cygne et s’inscrit de le cycle des légendes arthuriennes.
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=AcekLCkaP0A[/youtube]
28 Le Sacre du Printemps – Tableaux de la Russie païenne en deux parties – d’Igor Stravinsky, est un ballet composé au début des années 1910. La première représentation fit scandale à Paris, particulièrement à cause de la chorégraphie de Vaslav Nijinski https://www.youtube.com/watch?v=BryIQ9QpXwI.
29 Kasimir Malevitch (1879-1935) évolua essentiellement dans les milieux de la peinture dégénérée. Son œuvre corruptrice sera diffusé durant plusieurs années par la dictature communiste après 1917 avant qu’il ne tombe en disgrâce. Staline lui accordera tout de même des funérailles nationales. Ci-dessous : Théière et tasses constructivistes (Kasimir Malevitch, 1932).
30 Carlo Farina (vers 1600-1639), était un violoniste et compositeur italien.
31 Brian Ferneyhough, compositeur britannique né en 1943.
32 Artiste dégénéré ayant sévi dans le domaine de la peinture et l’« art » plastique. Il excella dans un seul art, celui de se moquer des bourgeois même s’il fut en partie pris à son propre piège dans une époque totalement décadente, en exposant des toilettes ou des porte-bouteille qu’il affublait du nom « d’œuvre », au ravissement de bourgeois malades et surtout à la grande joie de trafiquants d’art qui allaient bâtir des fortunes dans le commerce de l’art dégénéré. Inséré dans le texte, le « Porte-bouteille ».
33 Hans Richter (1888-1976), artiste dégénéré (peinture, cinéma) qui fut longtemps un militant communiste.