Le deuxième tome de ces mémoires devait sortir en juin. Le Pen en a retardé la parution parce que ce qu’il pense ne pouvait « que gêner Marine et son rassemblement national ». Or il s’était « réconcilié avec ses filles » et entendait ne « pas gâcher cela ». Il explique : « Ce n’est pas que je préfère ma fille à la vérité, c’est que la vérité n’est pas à six mois près. »
Ce report n’a pas suffi. Pour Marine ce livre est une « nouvelle agression ». Il a pourtant été considérablement expurgé depuis le premier brouillon rédigé en pleine brouille. Peine perdue. Ce qui subsiste est encore trop. JMLP explique encore : « si j’ai pardonné à ma fille, je n’approuve pas sans réserve la présidente du Rassemblement national ». L’expérience lui a ouvert les yeux sur la différence entre public et privé : « Ce qui fait de moi un homme public, la défense de mon pays, je ne saurais le sacrifier à quelque considération familiale que ce soit. C’est pourquoi je fais en permanence une distinction, parfois douloureuse, entre Jean-Marie et Le Pen. »
Jean-Marie a adoré Marine enfant. Elle était rieuse et vive. Il n’était « pas toujours là à l’époque », mais il aimait ses filles « sans complication ». Elle lui ressemblait, aussi, jusque dans ses colères. Pierrette dit : « C’est Le Pen avec des cheveux ». Le drame, ç’a été la réussite politique : les filles ont « subi des agressions et des insultes. Elles en ont souffert, mais leur fierté et leur caractère s’en sont trouvés stimulés. En 1984, quand leur mère a quitté la maison, elles se sont serrées autour de moi. »
Marine a grandi, un peu seule, « comme une herbe folle », elle sortait en boîte, elle est devenue avocate mais son nom ne l’aidait pas. Jean-Marie l’a récupérée au Front, au service juridique, où Le Pen lui a donné Ceccaldi pour chaperon. Là, il l’évalue : « Il arrivait que ses convictions, généralement saines, manquassent un peu de réflexion cohérente. Elle corrigeait cela par son esprit de décision, son courage, des formules, dont elle avait le goût. » Il n’en tire pas de conclusion immédiate. « La politique est faite de circonstances. J’attendais de voir comment les choses allaient se présenter. »
Puis vint la présidentielle de 2002. Le FN exsangue n’a plus assez de premiers couteaux pour paraître à la télévision. On lance Marine dans le grand bain, et cela marche. Champagne à Montretout : « Elle avait été vraiment bonne. Elle passait bien. De l’allant, de la répartie, de la vivacité. Un coup de maître pour son bout d’essai. S’ouvrirent ainsi plusieurs années d’ascension pour elle. J’allais la découvrir, progrès après progrès, pour ainsi dire avec les Français. Je prenais plaisir à la regarder rabaisser le caquet d’un journaliste sentencieux, d’un politicien péremptoire. Elle remettait à leur place ces importants de carton d’un trait de gouaille, d’un mot de bon sens, et je voyais son œil espiègle s’emplir de soleil, comme lorsque enfant elle faisait une niche. »
A l’époque, Jean-Marie et Le Pen étaient satisfaits tous les deux : « En moi le président du Front était ravi. Une figure médiatique de plus chez nous, au moment où nous en manquions le plus. Et le père était heureux. Quatre ans plus tôt, une brouille sans cesse plus envenimée m’avait éloigné de mon aînée Marie-Caroline. Marine rachetait ces mauvais moments. J’avais la joie de voir mon sang réussir. Me succéder, aussi ? Je n’y ai pas pensé tout de suite, mais l’idée m’en est venue au fil des ans en la voyant se débrouiller de mieux en mieux. Au départ, ce n’était vraiment pas mon choix, et elle n’avait pas le profil pour. Elle le savait elle-même. »
Il y eut un accroc en 2005, lors de la campagne du referendum sur l’Europe. Marine fait la grève politique pendant cinq mois à cause d’une déclaration sur l’occupation allemande en France. Le Pen est agacé, il juge qu’elle « manque de sang-froid ». Aujourd’hui il va plus loin : « elle était en fait perméable aux influences du politiquement correct. »
Une autre fois, en 2003, le conseil national vote mal, Marine est dans le bas du classement du Comité Central. Jean-Marie pense qu’il y a cabale : « on l’attaquait parce qu’on n’osait pas s’attaquer à moi. Elle était victime d’une conspiration anti-lepéniste, un nouveau mégrétisme. » Il se fâche : « Je repêchai Marine au bureau politique, en vertu de mon droit discrétionnaire de président. Pour faire bon poids, je la nommai vice-présidente ». Il comprit plus tard — mais trop tard — que ceux qui critiquaient Marine étaient ses propres fidèles. La vérité s’impose : « on n’avait pas voté pour elle parce qu’elle déplaisait ». Il déplore qu’il n’y ait jamais eu au FN de « service de renseignement intérieur » pour l’informer de l’état du mouvement. Avant de partir, Roger Holeindre, féal entre les féaux, lui jette : « Cette femme n’a pas nos idées. Avec ses pédés, elle te chassera du parti que tu as créé. » Sur le moment, Jean-Marie le croit “fou” ; au fil des ans, Le Pen découvrira que c’est la vérité.
Le problème, depuis la fin des années 1990, est la succession de Jean-Marie Le Pen. Beaucoup pensent que, comme bien des monarques républicains, il a eu du mal à passer la main. Lui a une autre vision des choses. Il a espéré des décennies durant qu’un « successeur émerge ». Il égrène le nom de ceux qui n’avaient « pas le profil ». En 2010, la décision est prise de choisir un nouveau président entre Marine et Bruno Gollnisch : « La campagne démarra très vite. Celle de Bruno fut remarquable. Mais Marine bénéficia de mon soutien, et cela fut primordial. Elle fut élue avec deux tiers de voix. Certains m’accusèrent d’avoir ainsi trahi Bruno. J’avais laissé croire, et parfois paru confirmer, qu’il aurait ma préférence le jour de ma succession. […] Certains, considérant les fautes qu’a commises Marine et les coups qu’elle m’a portés, ne sont pas loin de dire que je suis puni par où j’ai péché, qu’il y a une justice immanente, que c’est bien fait pour moi. »
Jean-Marie Le Pen donne une autre analyse, dictée par la « réalité politique ». Ayant fait son choix, il convoque Bruno Gollnisch et lui demande :
« Bruno, quel âge as-tu ?
Soixante-trois ans, pourquoi ?
Non. Tu en as soixante-treize, avec ton quadruple pontage. Présider le Front national est une tâche épuisante, il y faut une santé solide. Les temps terribles qui viennent nécessitent un chef jeune. J’ajoute qu’à tort ou à raison l’air du temps est aux femmes en politique, l’image d’un parti réputé machiste et dur comme le Front s’en trouvera adoucie, une dirigeante sera moins vulnérable qu’un homme du point de vue médiatique. Et puis, s’appeler Le Pen est un atout. Pour toutes ces raisons, j’ai choisi de soutenir Marine.
J’avais compris, président », répondit-il dans un de ses sourires où l’ironie et la reconnaissance des faits se marient. »
Pour le principe, Le Pen le laisse argumenter, mais sa résolution était prise, bien qu’il connût par cœur les atouts du candidat : « Un homme droit, dévoué à la cause, d’une rigueur doctrinale sans faille, profondément cultivé, connaisseur hors pair de l’Europe, de ses mécanismes, du droit international, vif et drôle de surcroît, bon tribun et bon débatteur. Ce panégyrique était quasiment un éloge funèbre : il était trop vieux. Un mâle blanc hors d’âge, comme moi. »
Le 16 janvier 2011, Jean-Marie Le Pen devint donc président d’honneur. Une autre vie s’ouvrait pour lui et pour Marine. « Je lui passai les rênes sans restriction. J’avais alors toute confiance dans la présidente fraîchement élue, elle siégeait d’ailleurs (elle siège toujours) au conseil d’administration de Cotelec. » Très vite cependant Marine choisit pour principal conseiller, et bientôt vice-président du FN, Florian Philippot. Le caractère cauteleux du bonhomme est épinglé : « Celui-ci se définit aujourd’hui, dans un livre publié l’an dernier, comme “gaulliste, chevènementiste, énarque, homosexuel”. À l’époque il était plus discret. Il était même très discret quand, avec son frère Damien, alors cadre de l’IFOP, il venait converser avec Marine dans le pavillon au fond du jardin sans que jamais on ne me l’ait présenté. »
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HANNIBAL
Source : Rivarol n°3393 du 2 octobre 2019.