Ernst Jünger : Traité du Rebelle ou le Recours aux forêts. Traduction française due à Henri Piard de l’ouvrage allemand paru en 1951 sous le titre Der Waldgang. C. Bourgeois éd., 1981 (150 p.)1.
« L’inexorable encerclement de l’homme a été préparé de longue date par les théories qui visent à donner du monde une explication sans faille et logique, et qui progressent du même pas que les développements de la technique. On soumet d’abord l’adversaire à un investissement rationnel, puis à un investissement social, auquel succède, l’heure venue, son extermination. » (p. 39).
Tels sont les termes du combat inégal que décrit Jünger dans son livre ; le Rebelle2 qui accepte cet enjeu radical et choisit la résistance, s’ouvre par-là à la question éthique par excellence.
Der Waldgang est ainsi une introduction, au sens littéral du terme aussi une initiation3, à la décision (rupture, en un sens immédiat, et réintégration par surcroît) qu’implique toute situation de révolte authentique contre le monde moderne.
Le chemin qui conduit à la possibilité même de la question décisive dans laquelle naît le Rebelle, en ce seul lieu où elle peut être aperçue, ainsi posée et déjà résolue, est le plus long et le plus difficile. Essayons, modestement, d’en cerner les abords.
« Est Rebelle quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique : le fatalisme. » (p. 44).
Le cas, le plus ordinaire, du Rebelle que Jünger met en scène au début de son livre est celui de l’homme qui refuse sa réponse conforme à la question « démocratique » d’un scrutin plébiscitaire. Notre homme, déjà trop extraordinaire, s’oppose au monopole étatique de la question et de la réponse ; le voici hors-jeu, en marge, paré bientôt des signes les plus évidents de la folie. Il est exclu, « isolé et privé de sa patrie, livré au néant » (p. 44). Il a contre lui, ni plus ni moins, « la marche de l’univers ».
Le Rebelle ainsi est d’abord l’exclu. Pourtant, tout exclu n’est pas proprement Rebelle. Le conservateur et le « marginal » sont, par exemple, des exclus. Mais ce qui les rassemble, en quoi aussi ils se ressemblent, est un commun refus du combat, un abandon, une égale incapacité à résister. Ils ne sont que des « retardataires ».
Opposée à ces figures passives du nihilisme moderne, le Rebelle correspond au nihilisme actif. Son activité ouvre à une vision intérieure du monde, originelle et prophétique, traditionnelle par conséquent. À plusieurs reprises dans l’ouvrage, Jünger s’interroge aussi sur la capacité traditionnelle de certaines organisations ou églises qui fourniraient au Rebelle le soutien exotérique que demande, malgré tout, sa rupture.
Le premier risque encouru par le Rebelle est bien le nihilisme. À ce risque, il est comme obligé. En un autre texte, Jünger écrivait : « C’est bien mal connaître son temps que de n’avoir pas éprouvé en soi-même la force immense du néant et de n’avoir pas succombé à la tentation. » (Uber die Llnie, Essai sur l’homme et le temps, p. 579.) La tentation du néant, vertige de l’abîme et du sans-fond est l’épreuve de notre temps, et plus encore, selon Jünger, « l’épreuve à laquelle le Temps soumet la force de l’homme » (p. 91).
Dans l’épreuve du nihilisme se manifeste la question éthique essentielle :
« Quelle est donc cette question redoutable que le néant pose à l’homme ? C’est la vieille énigme du Sphinx. L’homme est interrogé sur lui-même : connaît-il le nom de l’être étrange qui se meut à travers le Temps ? Il est dévoré, ou reçoit la couronne selon qu’il répond. Le Néant veut savoir si l’homme est de taille à lui tenir tête, s’il vit en l’homme des éléments que nul temps ne désagrégera. » (p. 90).
Le Néant parle, son langage est la peur, cette peur « qui demeurera toujours le grand partenaire de nos dialogues, en toute délibération de l’homme avec lui-même » (p. 52). Pourtant la peur n’est pas le péril le plus grand. Le péril le plus grand est le « monologue » de la peur, quand « la peur a le dernier mot » (p. 52), c’est-à-dire la peur dans l’homme.
Mais :
« si, par contre, la peur est remise à sa place d’interlocutrice, l’homme peut à son tour prendre la parole. Il cesse alors de se croire cerné. Une autre solution que celle de l’automatisme se présentera à son esprit. C’est dire que désormais deux chemins s’ouvrent à lui, ou, en d’autres termes, que sa liberté de décision est restaurée » (p. 53).
Le courage n’est pas la négation de la peur ou une quelconque inconscience ; il est la parole de l’homme devant la peur, sa réponse.
La technique – en tant que forme unique et accomplie de la pensée représentative et moderne – a rendu la peur plus essentielle à l’homme ; elle l’a aussi rendue par-là plus invisible, moins repérable et d’autant plus efficace. En ce sens, l’homme technique court le plus grand danger, celui de ne plus voir la peur en face, de ne plus se préparer à son contact froid. Et quand elle ressurgit, elle prend l’aspect triomphant de la panique, investissant d’un coup l’homme et son monde.
Leviathan mais aussi Titanic sont les deux faces, la seconde oubliée, de l’attentat totalitaire de la technique. « Si l’on voulait nommer l’instant fatal, aucun sans doute ne conviendrait mieux que celui où sombra le Titanic. La lumière et l’ombre s’y heurtent brutalement : l’hybris du progrès y rencontre la panique, le suprême confort se brise contre le néant. » (p. 48).
La résistance, le courage, la certitude claire de celui qui, une fois, a perçu « le frôlement des puissances infinies de l’être » et qui en garde une nostalgie active, tels sont les traits du Rebelle qui se décide alors pour le « recours aux forêts ».
La forêt est le monde du secret, le lieu où l’être advient comme éclaircie, quand la lumière prolonge sa puissance en des faisceaux visibles, non plus diffuse mais concentrée vers la terre4.
En sa démarche solitaire, le « marcheur de la forêt » (c’est bien là le Waldgänger) s’ouvre à ce qui lui donne essence et puissance.
Le chemin forestier qui mène l’homme vers la mort, et tout près d’elle, ira peut-être aussi à travers elle. Car « la forêt, asile de la vie, dévoile ses richesses surréelles quand l’homme a réussi à passer la ligne. Elle tient en elle tout le surcroît du monde » (p. 82).
Le Rebelle peut devenir libre parce qu’il a appris qu’il est libre. Il a « découvert la grande surprise des forêts : la rencontre avec soi-même, le noyau inaltérable du soi, l’essence dont se nourrit le phénomène temporel et individuel » (p. 125).
Puissance et liberté vraies se dévoilent dans la forêt, dans le monde silencieux où se tient la vie comme mystère, hors des chemins urbains où règnent « la cruauté de la pensée rationnelle », le désir indéfini de l’homme technique, l’organisation cybernétique du monde-matière.
Le livre de Jünger renverse les termes de l’alternative commune : liberté-tyrannie. Il redonne consistance à la question personnelle (non individuelle) et éthique. « On peut dire que la tyrannie suspend et anéantit la liberté et, pourtant, la tyrannie ne peut devenir possible que là où la liberté s’est domestiquée et évanouie, ne laissant que sa notion vide. » (p. 42).
La tyrannie, forme moderne et universelle du pouvoir (politique et technique) ne prend que sur le vide de la liberté ; elle investit l’espace déserté par la liberté. Lutter contre la tyrannie signifie donc, d’abord, restaurer l’idée intérieure de la liberté éthique.
L’action de résistance qui constitue le Rebelle comme tel suit le chemin solitaire d’une lutte radicale de l’homme contre lui-même. Dans la fracture d’une conscience éclatée, il y a peut-être lieu pour quelque lumière.
R. de Bazelaire ; article publié dans le numéro 14 de la revue Totalité.
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1 Une première édition française du Traité du Rebelle parut en 1957 aux Éditions du Rocher en même temps que quatre autres essais de Jünger : Polarisations, Traité du sablier. Le nœud gordien. Passage de la ligne. Passage de la ligne (en allemand Uber die Linie) reprend la question du nihilisme comme destin planétaire. Heidegger en a donné un commentaire fort éclairant que l’on peut lire en traduction française dans Questions I, Gallimard, 1968 (page 195 et suivantes).
2 À la fin de sa traduction, Henri Plard aborde la question difficile du titre : « J’ai traduit par « Rebelle », faute d’un équivalent français tout à fait exact, le mot allemand Waldganger, emprunté lui-même à une coutume de l’ancienne Islande. Le proscrit norvégien, dans le haut Moyen Âge Scandinave, avait « recours aux forêts » : il s’y réfugiait et y vivait librement, mais pouvait être abattu par quiconque le rencontrait… ».
3 E. Jünger a abordé la question de l’initiation dans deux ouvrages : Approches, drogues et ivresses, Gallimard, coll. Idées ; Voyage à Godenholm, C. Bourgeois, éd. (repris en livre de poche).
4 Nous employons ici à dessein un vocabulaire que reconnaîtront les lecteurs de Heidegger. Le dialogue entre E. Jünger et M. Heidegger nous semble être un des plus forts pour atteindre à la pensée de notre ère atomique et planétaire.
Un récent voyage en RFA, et à Heidelberg en particulier, nous a fait douter de l’écho rencontré par ces deux penseurs outre-Rhin. Nul n’est prophète en son pays, soit. Mais d’abord : l’Allemagne est-elle encore un pays ?