Ce texte d’Antonio Medrano a été traduit par Georges Gondinet et publié dans le n° 13 de la revue Totalité.
La figure et l’œuvre de Ramiro Ledesma Ramos, presque inconnues hors d’Espagne et même en Espagne, éclipsées par l’influence de l’héritage de José Antonio, méritent d’être présentées aux yeux des nouvelles générations européennes, d’être portées à la connaissance de ceux qui cherchent une voie révolutionnaire de radicale rénovation et normalisation traditionnelle, pour l’Europe prostrée d’aujourd’hui et pour l’Occident décadent. Et ce, non seulement parce que Ramiro Ledesma fut un des plus brillants penseurs de la révolution nationale espagnole, le génial créateur du national-syndicalisme, le grand précurseur du mouvement phalangiste et du soulèvement national du 18 juillet 1936, un homme d’action et de pensée dont le message possède beaucoup de vie et d’actualité, mais aussi parce que l’analyse de son œuvre se prête à une discussion propice à une série de considérations doctrinales de la plus grande importance pour l’heure actuelle, où la désorientation commence à se faire sentir de manière aiguë parmi ces milieux de la jeunesse qui prétendent chercher avec ardeur une alternative au système.
Ramiro Ledesma naît en 1905 dans un petit village de la province de Zamora, d’une famille modeste. « Petit-fils de paysans », comme dit de lui Juan Aparicio, il connaît dès ses premières années la vie dure et résignée des paysans castillans. Et de « sa race paysanne, de son entêtée ascendance sayagaise1 » viendra cette « dureté innée » qui le caractérisera plus tard dans tout son intense travail. Son père est instituteur de campagne, et il recevra de lui son instruction primaire et les bases de ce qui sera sa formation intellectuelle, solide et étendue. L’enseignement reçu, auquel s’ajoutent une volonté de fer et un intense travail d’étude, lui ouvrent plus tard les portes de l’université, alors réservée à une petite minorité, et lui permettent d’obtenir une activité professionnelle grâce à laquelle il gagne modestement sa vie, de prendre, après avoir passé les concours2 correspondants, un poste de fonctionnaire dans l’administration des Postes de Madrid. Deux faits qui auront une influence décisive dans la configuration de son destin,
Santiago Montero Diaz, un de ses fidèles compagnons, distingue dans la vie de Ledesma trois périodes clairement différenciées : une période littéraire, durant laquelle il écrit des essais, des contes et des romans d’un violent et déchirant ton romantique ; une période philosophique, dans laquelle s’éveille en Ramiro la passion du savoir et de la science, et une période politique, pendant laquelle il se consacre pleinement à l’action et au travail théorique configurateurs d’un nouveau mouvement.
De la première période datent ses œuvres El seflo de la muerte (1924) et El Quijote y nuestro tiempo (1925 ; inédit jusqu’en 1971) dans lesquelles se profile la vigueur de sa personnalité passionnée – de la dernière, Tomas Borras dira qu’elle « semble annoncer dans le lointain le Donquichottisme de la Croisade ». Dans la seconde période Ledesma découvre le monde de la philosophie et de la science : il suit à un moment les cours de philosophie et lettres et de sciences physico-mathématiques, deux domaines dans lesquels il parviendra à se distinguer brillamment. Il s’impose une discipline de travail de fer grâce à laquelle il acquiert une formation étendue et solide comme peu en son temps. « De longues heures d’études – écrit Montero Diaz – lui apportent un considérable capital scientifique, une des plus efficaces et des plus vastes cultures auxquelles on soit parvenu dans sa génération. » La rigueur méthodologique des disciplines philosophiques et mathématiques laisse une marque indélébile sur son caractère, marque qui par la suite se manifestera dans son style sobre, concis, foudroyant, plein de logique et de richesse d’expression. À cette époque naît son admiration pour l’œuvre de Kant, de Scheller, de Heidegger, de Hegel et, surtout, de Nietzsche, dont l’impact sera décisif sur sa vie intérieure. Il se passionne aussi pour les nouveaux apports de la vie intellectuelle espagnole, et spécialement pour l’œuvre de Unamuno et celle d’Ortega. Il sera le disciple et le collaborateur de ce dernier, et collaborera par différents travaux et traductions à la Revista de Occidente, la prestigieuse publication dirigée par Ortega et qui représente le sommet de la pensée espagnole d’alors. « Si son intime et irrévocable destin – également uni d’une manière irrévocable et intime au destin de l’Espagne – ne l’avait pas arraché aux premiers devoirs de sa vie intellectuelle, Ramiro aurait figuré dans l’histoire de la culture espagnole comme l’un de nos premiers philosophes » (S. Montero Diaz). « Le Fichte espagnol du XXe siècle », l’a appelé José Maria Sanchez Diana.
Finalement, dans les années 1929 et 1930, sous l’influence de Nietzsche et de Maurras et devant les turbulents événements qui se produisent en Espagne et en Europe, s’éveille sa vocation politique. Dans sa réponse à une enquête sur « Qu’est-ce que l’avant-garde ? » réalisée par la Gaceta Llteraria en juillet 1930, Ledesma affirme qu’aussi bien aux libéraux qu’aux socialistes et aux catholiques, aux républicains qu’aux monarchistes, qu’ « à tous échappe le secret de l’Espagne actuelle, affirmatrice d’elle-même, nationaliste et à la volonté de puissance ». La même année, il fait un voyage d’études en Allemagne, où il sera impressionné par les formations paramilitaires du mouvement de Hitler et par son violent combat contre le marxisme. En février 1931, ayant à peine vingt-cinq ans, il se lance dans la politique, avec le célèbre Manifeste politique de la Conquête de l’État, un des documents les plus importants et de la plus grande force créatrice de l’histoire politique espagnole. En mars de la même année, il publie le premier numéro du périodique La Conquista del Estado, auquel sera réservée une vie brève et malheureuse en raison de la continuelle répression gouvernementale. Ce sont les moments critiques dans lesquels la monarchie parlementaire se débat dans ses derniers râles et où est déjà imminente la proclamation de la République. La Conquista del Estado, dont le nom ne peut être plus éloquent, naît avec le but non d’être un simple organe d’expression, mais de regrouper autour d’elle les « phalanges de jeunes » qui mèneront à bien la révolution espagnole.
En novembre 1932, le groupe de La Conquista del Estado fusionne avec les Juntas Castellanas de Actuacion Hispanica » d’Onésimo Redondo ; naissent de cette fusion les JONS, Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista, dont Ramiro sera le principal mentor idéologique et le premier activiste. Ce sont des années de lutte intense et épuisante, celles qui suivent la création des JONS ; années d’intense effort pour diffuser les cellules de la nouvelle organisation à travers toute la Patrie. L’effort de Ledesma visera principalement à gagner à l’idée nationale de jeunes militants marxistes et anarchistes. « Il vivait obsédé par la nationalisation des masses syndicalistes » et « il fit des efforts désespérés et magnifiques pour doter les multitudes anarchistes, déracinées et violentes de la CNT d’un contenu national, du sens de la Patrie, de l’amour filial de l’Espagne » (Guillén Salaya). Du succès de son apostolat font foi des noms comme ceux de Santiago Montera Diaz, Manuel Mateo, Alvarez de Sotomayor, Francisco Bravo, Sinforiano Moldes et Emilio Gutiérrez Palmas, tous anciens communistes ou membres de la CNT.
En février 1934 a lieu la fusion des JONS avec la Phalange espagnole, le nouveau mouvement d’inspiration nationale-révolutionnaire commandé par José Antonio Primo de Rivera. La nouvelle organisation prend le nom de FE de las JONS, et Ramiro, qui reçoit la carte n° 1, fait partie, avec Ruiz de Aida et José Antonio, du premier triumvirat qui assume la direction collective du mouvement.
En 1935, Ramiro Ledesma, en désaccord avec la ligne du mouvement phalangiste (selon son diagnostic : refroidissement de l’élan révolutionnaire, passivité et inactivité, immersion dans la stérile politique parlementaire, présence croissante d’écrivains et d’esthètes éloignés des préoccupations du peuple et de la véritable vocation politique, excessive « droitisation » du parti, etc.), se sépare de la Phalange avec une minorité de jonsistes établis dans différentes régions espagnoles. Dans les mois qui suivent, comme cela se produit d’habitude dans ces cas-là, ont lieu une série de lamentables incidents et de violents affrontements, non simplement verbaux, entre le groupe dissident et l’organisation dans laquelle ils militèrent. Pendant cette même année, Ledesma fonde le périodique Patria Libre et écrit son œuvre Fascismo en Espana ? qui relate, d’un point de vue âprement critique, l’histoire du fascisme espagnol et, spécialement, de la Phalange. Il publie aussi le célèbre Discurso a las juventudes de Espana, la plus importante de ses œuvres, classique de la pensée politique nationale espagnole. Dans ce livre, plus œuvre de tactique et de stratégie que de doctrine, il trace le chemin de la révolution nationale que doivent mener à bien les jeunesses espagnoles, unique force capable de sauver la Patrie, en se mettant à la tête des masses.
D’après ce que rapportent certains de ses biographes, au cours de l’année suivante, année-clef de l’histoire de l’Espagne, Ramiro, devant le tour que prend la situation politique espagnole et devant la courageuse lutte de la Phalange, a différents contacts avec des dirigeants phalangistes et même avec José Antonio, à qui il rend visite dans sa prison, en vue de sa réincorporation au sein du mouvement. Le 11 juillet 1936, sept jours avant le soulèvement, venant à bout des difficultés économiques – il se trouvait pratiquement seul à Madrid – et de la pression des syndicats marxistes qui s’opposent à sa publication, paraît le premier numéro de son nouveau périodique Nuestra Revolucion, « le dernier augure de la révolution espagnole » (J. Aparicio). Le second numéro de ce périodique, dont la sortie était en principe prévue pour le 18 juillet, ne verra jamais le jour. À cette date éclate le soulèvement national. Madrid est au pouvoir des milices rouges, et commence alors une sanglante persécution de tous les éléments suspects de « réaction » et de « fascisme ». Ramiro se refuse à fuir ou à se cacher, bien qu’il sache qu’il est recherché par les hordes marxistes, qui voient en lui un dangereux ennemi. Dans les premiers jours d’août, se promenant dans une rue madrilène avec son frère, il est arrêté par une patrouille de miliciens. Le 29 octobre de la même année, dans l’une des « sorties » (« sacas »)3 de la prison des Ventas, il tombe assassiné, en résistant au groupe de miliciens qui voulait le conduire, avec l’autre grand Ramiro – Ramiro de Maeztu – à l’une des tristement célèbres « promenades » (« paseos »)4. « Moi, vous me tuerez où je voudrais et non où vous voudrez », cria-t-il, avec son cran caractéristique, à ses bourreaux, alors qu’il essayait de s’emparer de l’une de leurs armes. Et un coup de feu tiré à bout portant faucha sa vie pour toujours. « Ils n’ont pas tué un homme, ils ont tué un entendement », commenta Ortega y Gasset, résidant à Paris, en apprenant la nouvelle de l’assassinat de son jeune disciple.
Le message idéologique de Ramiro Ledesma pourrait être résumé de la façon suivante. En ce qui concerne les objectifs et les idées directrices : primauté du national (l’idée de Patrie est le centre de toute sa philosophie politique, à laquelle il essaie, par ailleurs, de donner un sens d’expansion impériale), affirmation de l’État, révolution sociale et organisation syndicale de l’économie, exaltation des valeurs héroïques et combatives, renforcement de l’Université et de la culture sur une base populaire et nationale (dans ce dernier point se révèle l’intellectuel universitaire que Ledesma fut toujours avec une entière conviction). En ce qui concerne les tactiques et la stratégie : rôle dirigeant de la jeunesse, incorporation des masses (et spécialement des masses ouvrières) et action directe. Selon Antonio Macipe, les grands objectifs révolutionnaires de Ramiro sont au nombre de trois : l’« exaltation du pouvoir de la volonté humaine », l’exigence d’une « purification de l’homme », sans laquelle il n’y a pas de révolution possible ; l’exaltation nationale, car, comme il l’affirmera avec insistance, le salut de l’homme n’est possible que sous la protection d’une Patrie ; et, enfin, la justice sociale, la satisfaction donnée à la faim des masses, condition indispensable pour que puisse exister une communauté de vie. Pour Tomas Borras, le grand apport de Ramiro fut de concevoir, comme voie de solution à la crise contemporaine, une « morale espagnole », aussi bien dirigée contre l’antimorale marxiste que contre l’immorale passivité libérale : une morale antiséparatiste, anticapitaliste et anticommuniste ; une morale héroïque et militante, révolutionnaire ; une morale professionnelle, de métier et de corporation ; une morale destinée à en finir avec la corruption parlementaire et pacifiste, avec les avocassiers, les politicards et les sophistes, et basée sur la conviction qu’« être Espagnol n’est pas une disgrâce, mais un splendide don de la vie ». À la racine de son inquiétude politique réside son angoisse d’Espagnol, d’être fils d’une Patrie qui fut grande et qui maintenant se trouve piétinée, exploitée et bafouée par les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur. « Ramiro souffrait de se sentir fils d’un pays colonisé, d’un peuple qui s’était attelé servilement au carrosse des impérialismes étrangers, quand l’Espagne – comme il l’écrivit – par nature, essence et puissance, est et doit être un candidat à l’Empire, quand c’est un pays de l’Univers » (Guillén Salaya).
Voilà la vie et l’œuvre de Ramiro Ledesma, tracées en très brèves touches. Maintenant s’imposent la dissection et les précisions critiques auxquelles nous avons auparavant fait allusion ; dissection et précisions que nous ferons dans un esprit impersonnel, guidé par le seul critère ferme et fiable en des travaux de cette importance : la doctrine traditionnelle.
Du point de vue traditionnel, l’apport de Ramiro Ledesma – force est de le reconnaître – se présente comme le moins consistant, le plus faible et superficiel, le moins profitable et profond, celui de la moindre ampleur de vue parmi ceux des fondateurs de la Phalange (surtout si on le compare à celui de José Antonio). C’est peut-être, de tous, le plus lié à la conjoncture, le plus conditionné par l’influence du moment historique.
Ledesma n’est pas précisément un « homme de la Tradition ». C’est, au contraire, un esprit typiquement moderne, c’est-à-dire un esprit dont les schémas de base sont conformés par les présupposés spirituels, philosophiques et existentiels qui constituent la trame de la civilisation occidentale moderne, laïque et profane, individualiste et rationaliste, surgie de la ruine de l’ordre sacral médiéval. L’intoxication moderne est chez Ramiro spécialement aiguë. Il ne s’agit pas du tout d’un homme ouvert aux contenus du monde traditionnel. Il y a même chez lui une hostilité envers ces contenus. Il peut avoir, en quelques occasions, une certaine coïncidence avec quelques aspects de la culture traditionnelle (par exemple, l’idéal communautaire, l’idéal héroïque, l’idée impériale, etc.) ; mais cette coïncidence est plus apparente qu’autre chose ; ce n’est rien de plus qu’une ressemblance marginale, verbale, superficielle, qui n’affecte en rien le contenu. Au fond, ce qui domine chez Ramiro, c’est toujours une attitude moderne, un vitalisme exalté, profane, sans racines ni dimension spirituelles.
C’est un exemple caractéristique de l’une des tendances de ce phénomène complexe et ambivalent que fut le fascisme européen : celle qui le définit comme mouvement propre au monde moderne, né au sein de ce monde, comme réaction contre certains de ses aspects les plus aberrants, mais sans toucher, tant s’en faut, le fond du problème (au contraire, prenant même sa puissance d’autres courants qui jaillissent de ce fond). En ce sens, le cas de Ramiro pourrait être comparé à celui d’un Alfred Rosenberg dans le national-socialisme allemand ou d’un Giovanni Gentile dans le fascisme italien, deux personnalités chez lesquelles le rattachement à l’idéologie moderne est évident (nous renvoyons à ce que Julius Evola a dit à cet égard).
On observe chez Ramiro Ledesma, de même que chez Rosenberg ou Gentile – pour ne citer que ces deux exemples de l’avant-garde intellectuelle fasciste – une complète et absolue désorientation, un défaut total d’orientation dans les aspects les plus fondamentaux de l’existence : dans la dimension transcendante, surnaturelle et divine. Comme bon intellectuel moderne, au fait des courants de pensée qui dominent son époque, comme homme formé dans les moules de la philosophie moderne, il y a chez le penseur qui sera plus tard le fondateur des JONS une radicale ignorance des valeurs supérieures, immuables et éternelles, qui gouvernent la vie, les seules qui soient capables de l’orienter et de lui donner un sens. Pour être plus explicites, nous pouvons affirmer que dans son œuvre et dans sa personne on constate ce manque de principes – d’authentiques principes – que Guénon stigmatisait comme caractéristique essentielle de la civilisation occidentale moderne et du type humain qui lui correspond. Et c’est une réalité qu’il faut savoir reconnaître sans passions ni parti-pris d’aucune sorte, avec une impartialité et une objectivité totales, en pleine indépendance de la sympathie ou de la proximité que nous ressentons pour la figure humaine et politique de Ramiro ; comme nous devons le faire aussi devant n’importe quelle autre figure historique, si nous voulons sortir du confus marasme d’opinions dans lequel se trouve plongée notre époque et découvrir une voie droite et sûre par laquelle nous élever.
Ramiro est un homme plongé en pleine crise du monde moderne ; emprisonné par elle, sans même une possibilité d’en sortir. Voilà la profonde racine de son drame intime, de la crise intellectuelle et spirituelle où se débat sa personne et qu’a si justement mis en relief Emiliano Aguado, son ancien ami et camarade : « Son manque de croyances – écrit l’auteur cité – le força à vivre dans la détresse toute l’âcreté d’une crise effrayante ». Dans sa personne, dans sa pensée et dans son œuvre il y a certainement beaucoup de passion, beaucoup de véhémence – passion et véhémence de grande noblesse et générosité –, il y a aussi de clairvoyantes solutions politiques, mais il n’y a aucun principe qui en soit vraiment un. C’est ce qui, selon nous, indique la différence fondamentale avec José Antonio, Onésimo Redondo ou Sanchez Mazas.
Comme éléments particulièrement négatifs de l’héritage idéologique de Ramiro Ledesma, nous pourrions détacher :
–l’obsession du nouveau, de l’actuel et du plus récent, qui, dans sa vision, s’élèvent à la catégorie de critère directeur et inspirateur ; l’actualité et la nouveauté comme charisme consécrateur. Position dans laquelle se manifeste un immanentisme historique qui est la conséquence de ce manque de sens du permanent dont nous parlions : l’histoire semble trouver en elle-même, dans sa propre marche évolutive et ascendante, dans son « progrès », sa justification. C’est ce point de vue particulier qui le portera à l’exaltation de la jeunesse en tant que force porteuse du nouveau, et à l’admiration pour le fascisme « phénomène de radicale actualité ». À cela est également relié une certaine mystique révolutionnaire, qui est un élément capital dans l’œuvre de Ramiro : la considération de « la révolution » et du « révolutionnaire » comme quelque chose qui a un miraculeux pouvoir rajeunissant et vitalisant, qui se justifie en soi, qui a en soi sa propre légitimation, en tant qu’ils apportent des nouveautés radicales, indépendamment de leur contenu. Comme l’a remarqué à juste titre Hugh Thomas, pour Ledesma « tout le nouveau, de la Russie soviétique à Mussolini, devait être exalté, et le vieux condamné ». Il est facile d’imaginer les conséquences qu’aurait aujourd’hui – et qu’a de fait dans les secteurs qui suivent la même ligne – l’application de ce culte de l’actuel, du nouveau, du subversif et du juvénile (ne parviendrait-on pas ainsi à un éloge du castrisme et du sandinisme, de l’eurocommunisme, des mouvements hippies, des courants du Tiers Monde, du maoïsme ou du national-communisme des Khmer cambodgiens ou du Viet-Kong ?).
–L’irrationalisme vitaliste auquel se réduit toute son attitude de fond, toute sa vision du monde et de la vie, et dans lequel il n’y a, il ne peut y avoir, aucune référence à des valeurs spirituelles : exaltation de la force, de la vitalité, de l’« héroïsme », de la violence, de l’action, etc. Il est facile de percevoir ici l’influence de Nietzsche, avec tout son problématique message.
– L’absence complète dans son œuvre de la dimension sacrale de la vie qui est consubstantielle à la Tradition ; la carence totale de quelque chose qui suppose, ne serait-ce que de loin, une vision du sacré, des contenus religieux, un fondement métaphysique. Cela entraîne comme conséquence inévitable un manque de profondeur dans les idées, dont témoignent la pauvreté, la superficialité et la partialité du jugement sur la crise du monde contemporain, qu’on a appelée – à juste titre – « déclin de l’Occident » : de nombreux symptômes clairs de cette crise, de ce déclin sont salués comme de grandes victoires (par exemple : la mécanisation à outrance et la production en série, l’uniformisation, la massification, etc.).
–La carence des éléments nécessaires et indispensables à l’élaboration d’une vision du monde et de la vie, d’une Weltanschauung profonde, cohérente et complète. Son œuvre est composée d’éclairs isolés, de flashes passionnels qui épuisent pratiquement leur virtualité dans la sphère politique et sociale (à la différence de José Antonio, qui voit l’ample panoramique de la crise moderne qui ronge la vie entière des peuples et des individus, et qui insiste avant tout sur la « manière d’être », sur la « poésie », sur la nécessité d’une vision totale de la vie et d’un sentiment spirituel intégrateur). De là vient que l’idéologie de Ledesma offre peu – pour ne pas dire aucune – d’orientations pour la vie quotidienne, où réellement, aujourd’hui comme toujours, se décide le destin de l’homme, et aussi le triomphe ou l’échec d’une révolution. Comme le dit Emiliano Aguado, il est difficile de trouver dans l’œuvre de Ramiro « une norme concrète sur n’importe quelle chose de la vie quotidienne ».
Des résultats négatifs auxquels conduisent les déficiences de tels présupposés existentiels et philosophiques donnent une idée des quelques affirmations concrètes de la pensée ramiriste. Nous nous limiterons à en relever sept, extrêmement connues et spécialement significatives :
1° : idéalisation des « masses » et de l’uniformisation collectiviste ; autrement dit, du monde de l’informel et de l’inorganique. Ce qui va de pair avec un oubli du monde du personnel, de l’organique et du différencié, seule base possible d’un ordre normal. Le plan du personnel est arbitrairement identifié à celui de l’individuel, et, par conséquent, au règne de l’individualisme. La personne est ainsi sacrifiée à la masse, ce qui constitue précisément un des traits caractéristiques de la crise moderne ;
2° : un étatisme ou absolutisme totalitaire duquel doit obligatoirement s’en ressentir la liberté personnelle et qui n’est que le terme final d’un développement historique caractéristique de l’individualisme moderne. Sa doctrine se trouve sur ce point peu nuancée et ses expressions en viennent parfois à prendre un ton brutal, propre aux courants subversifs tels que le bolchevisme ou l’anarchisme. Sont significatifs ses étages de l’« État collectiviste » et de la « Dictature nationale », et non moins significatif est le titre de l’un de ses articles : « L’individu est mort » ;
3° : une exaltation démesurée de la violence ; c’est-à-dire de la violence en tant que telle, comme valeur en soi, indépendamment d’une quelconque légitimation et sans aucune exigence de dimension transcendante ou de consécration supérieure – seule façon de faire en sorte qu’elle cesse d’être violence et se transforme en force créatrice de paix et d’ordre. Nous nous heurtons de nouveau à ce manque de nuance des idées et des expressions dans la pensée ramiriste. Ce qui a permis d’affirmer que « de même que Marx professa le matérialisme économique, Ramiro professa le matérialisme guerrier » (Francisco Martinell) ;
4° : un pragmatisme et un activisme à outrance : culte de l’action pour l’action, comme quelque chose qui se justifie en soi-même – un trait, comme le précédent, dans lequel se manifeste l’influence nietzschéenne. « Au commencement est l’action, le fait. Après vient sa justification théorique, sa couverture idéologique » proclamera le leader jonsiste. Et à une autre occasion, il affirme : notre attitude révolutionnaire « a aujourd’hui besoin de faits, de présences robustes, plus que de doctrines » ; « à l’origine de notre marche, il n’y a pas une doctrine, c’est-à-dire une conviction acquise intellectuellement, mais mieux, une ardeur volontaire ». Échappe complètement à Ledesma l’importance d’une authentique doctrine, d’une théorie au sens véritable et spirituel du terme – non une théorie philosophique, construite arbitrairement par un esprit individuel – et lui échappe de même qu’une action sans contemplation n’est que confusion, agitation qui ne fait que semer le désordre et encore plus accentuer le chaos existant ;
5° : un nationalisme extrême : toute sa pensée repose, nous l’avons déjà vu, sur l’absolutisation de la nation, comme valeur suprême de la coexistence humaine. Ramiro ne voit pas, ne peut pas voir, la gravité et l’ampleur de la crise du monde moderne, dans le contexte de laquelle s’insère la crise de toutes les nations occidentales. Il ne voit que le problème de l’Espagne affaissée et reléguée, qu’il croit parfaitement résoluble à l’aide d’une action politique décidée ; au maximum, il s’intéresse au problème de savoir si, sur le plan international, on affirme ou non la dimension du « national », comme élément-clef de l’histoire moderne. Même si ceci est peut-être l’erreur que l’on peut le moins lui reprocher, car elle est très liée à la mentalité de l’époque, et c’est plus ou moins un trait commun à tous les mouvements fascistes. La Phalange josé-antonienne elle-même ne fut pas étrangère à cette tendance, bien qu’elle essaya de la dépasser par un louable effort intellectuel ;
6° : une admiration ouverte pour la révolution bolchevique, considérée comme « le premier fruit subversif de l’époque actuelle » et comme une « révolution nationale russe », au même titre que les révolutions fascistes italienne et nationale-socialiste allemande. « Sa légitimité, en entendant par ce mot ses titres à se présenter comme une manifestation positive de l’esprit proprement actuel, est indiscutable », dira-t-il dans son Discurso. Bien différente, et certainement beaucoup plus juste, sera l’opinion d’un Alfred Rosenberg, profond et direct connaisseur de la réalité de la Russie, comme homme né et élevé dans ces lointaines terres, lequel mettra en relief la présence de l’élément étranger, principalement juif, dans ce phénomène sismique, ou celle d’un Vidkung Quisling, témoin oculaire des terribles moments et des horribles séquelles de cette révolution. « Pour Ramiro, le communisme est une preuve de plus, la première dans le temps, de l’esprit révolutionnaire du XXe siècle. C’est un système qui, sur le plan tactique, a ses erreurs et ses succès. Sur le plan idéologique, il ne lui reproche que l’absence du sentiment national, et la dictature du prolétariat ; il ne semble mettre excessivement en cause ni la perte de la liberté individuelle ni le matérialisme fondamental de tout le système » (F. Martinell). En parallèle à cette admiration pour la révolution bolchevique, qui en finit avec tout ce qui pouvait subsister de traditionnel en Russie, il y a l’enthousiasme qu’éveille aussi, chez le fondateur de La Conquista de l’Estado, la révolution profondément antitraditionnelle, anti-islamique, moderniste et occidentalisée faite par le juif Mustaphâ Kemal en Turquie ;
7° : enfin, on ne peut éviter de faire une brève allusion aux significatives préférences historiques de Ramiro ; car la vision de l’histoire est un élément-clef pour orienter et définir une vision du monde et de la vie. Les préférences historiques du fondateur des JONS sont précisément orientées vers la Renaissance, point de départ du monde moderne et phénomène historico-idéologique dans lequel étaient contenues en germe toutes les aberrations qui se sont par la suite développées au cours des siècles, et contre certaines desquelles voulut lutter de toute son âme cet homme d’action que fut Ramiro Ledesma. Celui-ci admire la Renaissance comme l’ère de la découverte de l’homme et du pouvoir de ce dernier sur la nature, comme une étape historique d’une puissante expression de vitalité, de violence et d’héroïsme, s’étant opposée, en accord parfait avec les schémas du moderne historicisme progressiste, au Moyen Âge, âge obscur, ténébreux et plein de superstitions. « La Renaissance – écrira Ramiro dans un article publié en 1928 dans La Gaceta Literaria – est pour moi l’époque des époques. Notre plus immédiate et précieuse tradition. Le spectacle de la Renaissance est la plénitude du monde […]. L’époque lugubre et obscure du Moyen Âge est le grand péché de l’homme. » Ramiro ne découvrira jamais ce Moyen Âge lumineux, sacral, impérial, classique, unitaire, aryen et solaire qui a constitué la plus haute forme d’ordre politique, social et vital de l’Occident européen et qui, selon Evola, est l’unique civilisation qui, après la fin du monde antique, « mérite le nom de Renaissance ».
Dans cet enthousiasme pour la Renaissance, si symptomatique, s’insère le passage de Ramiro Ledesma aux positions de l’extrême nationalisme espagnol qui marqueront son itinéraire politique ; en effet, ce n’est pas par hasard, comme le mettra en relief le fondateur des JONS, que l’Espagne, « première nation de l’histoire moderne », réalise son unité à la Renaissance, l’ère où naquirent les « nationalismes » sous la forme de monarchies nationales. Dans cette admiration pour le phénomène renaissant s’insère aussi son estime pour Machiavel, pour ce que lui-même, avec des mots semblables à ceux de Mussolini, appellera « le monde subtil et raffiné de sa politique ».
Mais même si nous nous voyons forcé de faire toutes ces précisions critiques, indispensables et incontestables, nous n’en reconnaissons pas moins tout ce qu’il y a de précieux et de constructif, de grandiose intuition, dans sa pensée politique, de même que sa taille de génial précurseur, d’initiateur de tout un courant de pensée et de vie qui agira de façon décisive dans la vie politique et historique de l’Espagne. Le message du fondateur de La Conquista del Estado et des JONS est en effet le point de départ, la cellule germinale, la prometteuse semence de la révolution espagnole et, donc, de ce que sera par la suite la Phalange. « Le grand précurseur », comme l’appela Legaz y Lacambra dans son Introduccion a la teoria del Estado nacional-sindicalista, le grand précurseur qui « vit avec une intuition géniale que nous sommes des hommes accomplis et complets en tant que nous sommes des Espagnols accomplis et complets, et non le contraire ». Ramiro Ledesma fut « l’homme choisi par le destin de l’Espagne pour introduire dans l’agonie du moment le cri initial de la Croisade » (S. Montero Diaz) ; l’homme qui « donna âme et doctrine à l’Espagne nationale » (E. Aguado). Sa pensée, « l’un des programmes politiques au contenu le plus profond et de la plus durable vigueur de notre temps », « tissa la trame de toute la pensée nationale avant la Croisade » (Miguel Moreno).
Ramiro Ledesma fut le premier à lancer en Espagne le cri de combat contre le système, sans tenir compte des préjugés et des lieux communs, alors comme de nos jours dominants. Et de sa voix puissante, ardente et combative, il ouvrit dans le milieu langoureux et affaibli de l’Espagne de son temps toute une nouvelle voie d’immenses possibilités ; une voie que parcourrait par la suite la Phalange, dans laquelle son message fut assumé, renforcé et complété – et aussi corrigé sur les points qui devaient l’être. Ramiro non seulement posa les fondements de la doctrine nationale-syndicaliste, non seulement donna une vigueur intellectuelle avec sa puissante intelligence et sa solide culture philosophico-scientifique à la révolution nationale espagnole, mais il lui insuffla aussi, avec sa passion et son enthousiaste dévouement, l’élan vital, poétique et symbolique qui devait le caractériser et que José Antonio développerait plus tard en l’enrichissant puissamment. Il fut celui qui réveilla, avec une clairvoyance géniale, la lucide passion de l’État et de la Patrie, la soif de rupture avec la civilisation bourgeoise libérale et marxiste, le projet de démonter révolutionnairement et à partir de positions nationales le désordre capitaliste, la volonté de dépasser l’artificielle dichotomie entre gauches et droites dans laquelle se débattaient les discussions politiques – toutes choses que la doctrine phalangiste reprendrait à son compte. Ramiro fut le créateur de la plupart des symboles, consignes et idées-force du nouveau mouvement. Il forgea lui-même le terme syndicalisme national ou national-syndicalisme, et ce fut aussi lui qui, avec d’autres camarades jonsistes, découvrit l’emblème du joug et des flèches et donna forme au drapeau rouge et noir. De véritables trouvailles sont ses cris de combat : « Arriba los valores hispanicos » (« Vivent les valeurs espagnoles »), « No parar hasta conquistar » (« Ne s’arrêter qu’à la conquête »), « Por la Patria, el Pan y la Justicia » (« Pour la Patrie, le Pain et la Justice »), « Espana Una, Grande y Libre » (« Espagne Une, grande et libre »). L’idée de l’« Empire solaire » espagnol symbolisé par les griffes de lion posées sur le soleil, est une autre de ses géniales intuitions créatrices.
En plus de tout ce qui précède, il faut mettre opportunément en valeur en la personne de Ramiro Ledesma une longue série de vertus et de qualités exemplaires : son généreux et désintéressé dévouement à la révolution espagnole ; son fervent patriotisme et son ardent amour du prochain – ce noble battement de son cœur, apparemment froid et dur, devant la misère du peuple et devant la ruine de la Patrie – ; la fermeté de ses convictions si passionnément et véhémentement défendues ; son grand sens critique, son honnêteté et son sentiment élevé de l’exigence (si l’on a beaucoup critiqué son abandon de la Phalange, on ne peut méconnaître que plusieurs de ses critiques étaient pleinement justifiées, rendant manifeste les traits de son caractère que nous venons de souligner) ; son esprit courageux et combatif que rien n’arrêtait ; la clarté et la hardiesse de sa pensée, ne respectant aucun des faux principes du libéralisme et du marxisme ; son attaque frontale et son combat implacable contre les mythes et les lieux communs de l’ère démocratique, du système bourgeois-individualiste qui minait alors l’être de l’Espagne et asservit aujourd’hui tous les peuples d’Occident ; la beauté sobre, virile, austère, combative de sa prose, qui révèle toute une façon d’être – « sa prose de tambor convocante »5 comme disait Tomas Borras ; « prose forte, coupée dans un espagnol sonore […], directe, lancée adroitement au cœur des problèmes, sans une concession au lieu commun, ni une métaphore faible et précieuse […], exemple haut et viril de tension polémique et température de rigueur passionnée » (S. Montero Diaz).
Et, par-dessus tout, l’exemple de son combat, l’exemple de sa vie, parfaitement en accord avec ses idées. Une vie entièrement consacrée à sa mission, dans un oubli total du succès ou de l’échec. Un combat inlassable, tenace et sauvage, le plus souvent dans la solitude et dans la pauvreté, auquel il sacrifia tout – une brillante carrière intellectuelle pleine de prometteuses possibilités, son activité professionnelle elle-même, ses goûts littéraires et philosophiques – et qui est couronné par l’épanchement de son propre sang dans le martyre. « Ce qui sauve l’œuvre de Ramiro, c’est le fait de l’avoir écrite avec sa vie et d’avoir su prendre dans ses filets la vie précaire qui emporte l’homme d’aujourd’hui, sans cesse exalté par les craintes et les pressentiments les plus contraires » (E. Aguado).
Pour toutes les raisons que nous avons énoncées, Ramiro constitue un exemple pour la jeunesse européenne traditionaliste-révolutionnaire d’aujourd’hui : un exemple de ce qu’elle ne doit pas être dans le domaine de l’orientation – ou, mieux, de la désorientation – doctrinale, et un exemple de ce qu’elle doit être dans la vie et dans le dévouement. Un exemple pour l’importance de l’élément doctrinal et pour la façon dont on ne peut envisager le combat de nos jours, et également un exemple pour la façon dont on doit vivre et mourir.
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1 Cet adjectif fait référence à la région de Sayago, dans la province de Zamora (dans l’ancien royaume de Léon). (NDT)
2 En espagnol : oposiciones. Il s’agit de concours que l’on doit passer pour obtenir un poste dans l’administration publique. (NDT)
3 Pratiques utilisées dans la zone républicaine par les miliciens rouges. Elles consistaient à se rendre dans l’une des nombreuses prisons dans lesquelles s’entassaient les milliers de suspects de droitisme ou de fascisme, et à faire sortir (sacar) arbitrairement un certain nombre de ces personnes pour leur faire faire un tour (darles el paseo), c’est-à-dire pour les conduire dans un endroit les environs de la ville où elles étaient assassinées après une macabre « promenade » (« paseo ») jalonnée de toute sorte d’insultes, de vexations et de tortures. (NDT)
4 L’expression dar el paseo a été consacrée, dans la langue espagnole, comme synonyme de martyre et d’assassinat. (NDT)
5 Tambour qui appelle au combat. (NDT)
Merci Mr Deseille pour m’avoir appris la vie de Ramiro Ledesma Ramos,personne que je ne connaissais pas,et qui mérite de l’être.
Merci pour M. Deseille, mais ce texte est d’Antonio Medrano (traduit par Georges Gondinet) !