Introduction de l’auteur à son ouvrage Les Routes de Gascogne contes et croquis de chez moi, publié au début du XXe siècle, présentant sa petite patrie, entre Gascogne et Toulouse.
C’est le pays où naquit Bertrand, évêque de Comminges, et où repose jusqu’au jugement Odon, abbé de Cluny. C’est un pays religieux.
Quand on parle des régions catholiques de la France, on évoque la Bretagne ou l’Aveyron ou les Pyrénées. Est-il donc nécessaire d’être abbé, sombre et ignorant pour prier Dieu ? Mieux que d’autres, la Gascogne garonnaise a le sens de la piété ; mais elle aime les processions sur la jonchée des genêts, les Rogations fraîches comme les matinées d’avril, les pèlerinages proches, la musique, les cloches sonnantes, – beaucoup de fête et de soleil. La protection des deux grands saints du haut Moyen Âge qui s’intéressent à elle lui a gardé ce précieux privilège d’aimer la prière souriante, – et, sur ses coteaux arrondis, moutonnants, en croupes toujours renouvelées, les calvaires, les croix de Saint-Jean, les madones, mettent encore plus de paix et de douceur.
Ce n’est plus déjà la Gascogne brûlée de soleil et hâlée par les souffles de l’Océan, pierreuse avec ses vignes, sonore avec ses forêts de pins, la Gascogne verte et jaune des buveurs d’armagnac et des écarteurs, des hobereaux chasseurs et des « bordiers » sauvages, – la Gascogne un peu sarrasine, où l’on ne rêve ni ne travaille, mais où l’on paresse et se dispute à travers les veillées et les foires, les réunions politiques et les fêtes locales… En se rapprochant du Languedoc et du Quercy, elle s’est civilisée ; Bordeaux, à l’ouest, ne rayonne que du luxe ; Toulouse rayonne de la grâce. Derrière ces collines boisées que le crépuscule rend toutes bleues, on sent que la Garonne, parallèlement, creuse sa belle plaine paisible, marquée de l’empreinte de Rome ; sur ce ciel d’Orient, il monte là-bas comme une fumée transparente vers les autels de la poésie et de la pensée. C’est de ce côté que l’on regarde.
De l’ouest, le vent qui souffle de Bayonne nous apporte toujours les pluies ou l’hiver ; il n’amène avec lui que le souvenir de ces régions presque barbares, ruinées, dans les crises viticoles, par la mévente de leurs eaux-de-vie, de ces peuplades ou irritées frénétiquement dans leur misère ou croupissant dans une existence recroquevillée faite de fatalisme ou d’avarice… De l’autre côté, au contraire, c’est Toulouse, vers laquelle dévalent les belles routes ombragées de platanes et sifflent les trains lancés de tous les coins du Midi, Toulouse baignée, le soir, dans une lumière rose et mauve comme une ville de contes de fées.
Voisinage dangereux, certes ! Car, sûrement, la grande cité aspire les forces vives de ses alentours. En cinquante ans, la population a baissé du cinquième peut-être en notre Gascogne garonnaise, non point tant par l’abaissement de la natalité que par l’émigration. Sur les hautes croupes désolées qui la séparent des autres vallées du Gers, les hameaux s’étiolent et meurent ; des maisons en brique crue s’écroulent sous les feuillages, et quelque vieille abandonnée achève de mourir avec quelque goitreux au coin de masures en ruine. On ne va pas impunément, au halètement des petites locomotives, passer des après-midis dans l’air des boulevards.
Et pourtant, encore, que de clochers, que de villages, que de fermes, que de métairies ! Des églises, munies de leurs curés, voisinent à deux kilomètres. À tout coin déroute, à tout bout de champ, à toute crête de coteau, un toit qui fume, une cloche qui sonne, des maisons qui semblent se tasser. Les petits chemins campagnards sont les allées d’un grand jardin. On n’y est jamais seul. Et tout le terrain, découpé minutieusement, semble jeter sur les paysages l’extraordinaire damier d’une cape d’arlequin.
Tout cela résiste pour des années : car la vallée est riche et belle. La Save a creusé une plaine étroite, mais fertile, – et plus elle va, s’élargissant vers la Garonne, à Grenade, dans la magnificence, un peu morne, des ramiers, plus elle sourit.
Au fond, les Pyrénées, d’azur et d’argent, comme une toile vaporeuse et flottante, barrent le fond du décor, aux jours clairs ; elles ressortent dans le cadre de nos verdures sombres. À droite et à gauche, mollement, des contreforts s’élèvent, tout hérissés de bâtisses, de pigeonniers et de villages aux campaniles triangulaires ou aux flèches de brique passées à l’eau de chaux. Et des arbres partout : disséminés aux angles des chaumes, en bordure à tous les sentiers, en bosquet auprès de chaque demeure : chênes gibbeux qui moutonnent sur toutes les pentes, ormeaux vénérables protégeant les métairies, platanes et trembles suivant fidèlement les routes, et surtout coupant les lignes horizontales de la plaine, des bataillons verticaux de peupliers italiens, sabrant le paysage, dessinant, de leurs jalons minutieux et précis, la rivière.
Elle est invisible. Un fossé vaseux et sournois, encaissé dans les éboulements de ses berges peuplées de pêcheurs à la ligne. Elle s’en va imperceptiblement, au plongeon des grenouilles, méditant ses inondations, simple prétexte à des rives ombragées qu’exagère encore la constante vigilance des digues. Et rien dans tout cela n’est ardent, passionné ni magnifique : cela ressemble beaucoup à la vie.
Qu’a-t-on fait dans ce pays, au juste ? On a subi beaucoup de choses. Les invasions l’ont traversé et retraversé, depuis les Romains de César jusqu’aux Anglais de 1814. Le paysan a supporté l’envahisseur de son mieux, et, après la tourmente, a replanté sa vigne et semé de nouveau son blé. Il n’a été ni albigeois, ni protestant, ni fanatique, ni républicain. Il aimait Napoléon III qui lui fit connaître de belles années agricoles. À part cela, il s’en moque. On a pendu sous Philippe le Bel un de ses hauts barons qui fabriquait de la fausse monnaie ; Pétrarque est venu ici essayer, auprès de Jacques Colonna, d’oublier sa blonde Avignonnaise : il l’ignore. Il ne sait rien de son histoire ou de son passé. Au sommet de ces tertres de bataille où campèrent tour à tour les légionnaires latins et les gens d’armes du Prince Noir, il ne voit flotter aucune figure héroïque et il mène en paix sa charrue. Il travaille. Il vit une existence sans hantise et sans fièvre. C’est un sage.
Il représente à merveille ce qu’a été, durant des siècles, le paysan de France. D’instinct conservateur, respectueux des pouvoirs établis, ennemi de tout trouble et de tout vacarme, économe et religieux. Il aime ses curés qui vivent très près de lui. Il n’a nullement la haine des nobles, des riches ou des bourgeois.
Ceux-ci, d’ailleurs, ne l’écrasent point par leur luxe. La plupart vivent simplement, sans tapage, un peu rabougris dans leurs coutumes anciennes, épargnant leurs dernières ressources pour leurs familles qui peu à peu s’éteignent, sèchent sur pied. Nous sommes très loin de Paris, loin des centres millionnaires et tapageurs. Les modestes gentilhommières abondent, où l’on s’est réfugié sans aucune ambition de fortune ou de grandeur. Le pays ne produit aucune forte individualité. Il n’y pense même pas. Vous ne pourriez y incruster la moindre plaque commémorative. Mais on y a vécu honnêtement, dans une vertu un peu routinière, qui, tout en étouffant les vices, a mutilé les belles passions.
Combien de sacrifices ignorés, d’assassinats inconscients et quotidiens a réclamés la sérénité qui règne sur ce pays ? Quels drames médiocres se sont joués dans toutes ces maisonnettes banales, perdues dans le silence des combes aux horizons bornés ? Quelles vies misérables, éternellement puériles, ont végété dans ces jardinets ridicules et réguliers ?– Ah ! mes frères de jadis, j’évoque en mes promenades votre douloureux visage : jeunes gens dont on limita l’essor, que l’on encagea au foyer ; jeunes filles que l’on ne dota point ; jeunes femmes qu’on laissa vivoter dans l’ignorance, dans la misère ; vieux garçons orphelins, abrutis dans la routine de l’agriculture et de la chasse ; aïeuls abandonnés sans soins intelligents devant un décor toujours atrocement pareil ; familles entières arrêtées dans leur développement, hypnotisées autour d’économies médiocres et d’infructueuses besognes… Victimes nécessaires de la province qui s’en va, qui nous laisse ses hôtels en ruine, ses terres en friche et ses maisons dépeuplées, – c’est sur vous que je voudrais épancher mon cœur !
La vie, pendant des siècles, a été ici extraordinairement bourgeoise et sans gloire. Elle y a pratiqué avec inconscience un stoïcisme presque joyeux. Car, en somme, elle n’a eu rien de tragique ni de désolé. D’humbles bonheurs ont fleuri dans ces habitations lugubres, dans ce cadre monotone de saisons toujours pareilles. Oh ! manger le melon de son jardin, enfermer ses poules, regarder croître ses asperges, pêcher ses goujons, – qui nous rendra ces joies pures et peu dispendieuses ? Ni la haine, ni l’avarice, ni le despotisme familial n’ont régné violemment ici, mais plutôt l’engourdissement dans la vertu, dans l’ordre, dans l’économie, dans le mépris des grandes joies de ce monde.
Ce n’est pas en vain, certes, que ce pays a été couvert de monastères et que la psalmodie conventuelle en a bercé tous les échos ! Ce n’est pas un symbole vide que ces innombrables chapiteaux, arrachés à d’anciens cloîtres, auxquels nous nous heurtons partout, dans nos jardins, à l’angle des routes, au fond des cours d’auberge ! Placés sous la bénédiction de l’archevêque de Toulouse, des évêques de Comminges et de Lombez, nous avons vécu pendant des années et des années sous la forte discipline delà résignation et de l’obéissance catholiques. Il nous en reste beaucoup. Certes, elle ne tinte plus, la petite cloche du dernier couvent, qui tintait si joliment pour répondre à l’église paroissiale : mais, quand même, toute la campagne est pleine de nos carillons ; ils se répondent ; il en vient de Notre-Dame-de-Cahuzac à la statue miraculeuse, et de la Trappe de Sainte-Marie-du-Désert, tapie au creux d’un vallon perdu, et de Notre-Dame-d’Alet, qui veille sur toute la vallée au haut de son promontoire, et de Samatan où l’on garde pour les nourrissons une dent de sainte Apollonie, et de Simorre espagnole et guerrière, – et de Pibrac surtout, où notre douce amie, la petite Bergère scrofuleuse, nous appelle pour nous offrir les roses mystiques de son tablier !
Sonnez, cloches campagnardes, cloches de nos pèlerinages et de nos villes, je vous écoute avec amour, ô musique de France ! Vous complétez à merveille la poésie de mon pays, de mon pays un peu trop fade, un peu trop humble, un peu trop plat. Vous lui donnez le sens de sa valeur inconsciente ; par vous, il atteint presque le sourire des renoncements, l’élégance d’une sagesse qui n’est plus une duperie, la grandeur d’une abstinence qui ne vient pas de la faiblesse.
Et en gravissant, rampe à rampe, les coteaux qui montent vers Toulouse, où tout s’affine et ironise, – en regardant la vallée, prodigieuse coulée de soleil, grasse comme un morceau de Normandie, fuir à la fois vers les Pyrénées et vers la Garonne, j’écouterai votre paysanne harmonie : elle me révélera la beauté des écrasements individuels, des lentes ascensions familiales, du respect des hiérarchies, du culte instinctif des traditions, car vous chantez, au-dessus des vulgarités, des mesquineries et des routines, une éternelle chanson d’idéal.