Nous reproduisons ci-dessous le texte de la conférence donnée par Pierre Dortiguier à Toulouse le samedi 7 octobre 2017 à l’invitation du Cercle Eudes d’Aquitaine.
I
Le traité de Golestan (24 octobre 1813)
L’habitude des Orientalistes est de faire remonter au XVIème siècle, ou même un siècle auparavant, avec la dite « Horde blanche » (le nom indien musulman de Urdu en conserve la trace) dont un ambassadeur fut envoyé en 1470 à la Cour de Bourgogne, l’origine de l’Etat iranien, qui était le Royaume de Perse : le prince portait le titre antique de « Roi des rois » Shahinshah; ce qui faisait de cette forme politique un Empire. En 1501-2, Châh Ismaël, premier du nom, choisit de tenir le Chi’isme, sorte de protestantisme au sein de l’Islamité et passé au feu de la métaphysique, pour religion officielle, par souci de fortifier le sentiment de nationalité, étant lui-même maître d’une école de pensée proche de ces soufis qui tiennent toutes les formes religieuses pour populaires, ni vraies ni fausses, en laissant la sagesse suivre son cheminement intérieur : « Le prince docteur Châh Ismaël comprit en arrivant au trône qu’un Etat n’est pas une école et il ne prêcha pas ses doctrines personnelles qui lui auraient attiré l’inimitié d’une partie de ses sujets et de grands embarras de la part des nation musulmanes voisines. Mais inspiré par son indifférence, il voulut fortifier la nationalité très faible de ses peuples, en leur donnant au moins une forme de religion qui n’appartint qu’à eux et les distinguât du reste du monde. Il eut l’idée qu’exécutèrent les empereurs russes, Henri VIII d’Angleterre et que le feu Roi de Prusse aurait voulu mener à bonne fin, sans parler de bien d’autres. Il déclara le schyisme religion d’Etat et tout le monde fort indifférent à la chose y consenti », écrit finement en 1855, au diplomate de la Confédération Germanique à Francfort, l’Autrichien orientaliste comte Prokesch-Osten natif de Graz, le comte Gobineau qui fut notre représentant diplomatique à Téhéran. L’absence de fanatisme est typique de la Perse. L’illustre philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) dans son analyse de l’influence des caractères nationaux sur le jugement esthétique (Observations sur le Sentiment du Beau et Sublime, 4ième section, Königsberg, 1764), a comparé, sur la foi de voyageurs, ce tempérament à celui des Français, « poètes, courtois, d’un goût assez fin, ne sont pas de stricts sectateurs de l’Islam, et autorisent à leur manière de sentir inclinée au plaisir, une interprétation passablement adoucie du Coran » (…milde Auslegung des Korans) , qui en font « les Français de l’Asie » (die Franzosen von Asien) , les Arabes en étant, pour lui, les Espagnols, avec leur imagination ardente.
Les capitales changèrent avec les dynasties, au nord Tabriz, en pays jadis turc et de plus en plus, m’a dit récemment un vieil archéologue iranien, turcophone, Ispahan où se trouvent les tombes de l’oncle de Jean- Jacques Rousseau, Jakob Rousseau, horloger à Constantinople, et le père jésuite, juif entêté qui savait harceler le Pape, en se postant tous les matins au sortir de la messe, pour le décider à favoriser ses affaires en Indochine, Alexandre de Rhodes, auquel l’on doit la transcription latine de la langue vietnamienne, et enfin Téhéran aux pieds du mont Demavend de 5671 mètres d’altitude, célébré par la poésie de Goethe, et qui compte aujourd’hui 15 millions d’âmes…
Le Châh le plus brillant, lié aussi à la Compagnie des Indes britannique qui l’arma, et qui fit alliance avec l’Espagne unie au Portugal et le monde germanique contre la puissance turque ottomane favorisée par les Français, fut Abbas. Et sa splendeur se remarque sur l’une des plus vastes places, dite de « la moitié du monde ». Sa grande mosquée d’Ispahan est notable par deux croix symétriques figurant sur sa façade, ce qui suggérerait, suivant l’école russe du mathématicien et chronologiste, l’académicien moscovite Anatoli Fomenko, une affinité originelle de l’islamité avec le christianisme. La première date de deuil, pour l’Empire perse, fut en 1813, lorsqu’au Traité de Golestan furent, avec l’appui de l’Angleterre, cédés aux Russes par force, après leur victoire d’ Azlandez, le 12 octobre 1812, sur le fleuve servant de frontière avec l’Azerbaïdjan, sa part russifiée, la caucasienne Tchétchénie, le Daghestan , l’Arménie, la Géorgie dont les Kurdes nomades installés aux frontières des Etats, sont un rameau , la majeure partie de l’Azerbaïdjan etc..
Avertissement de Napoléon à la Perse
Napoléon mit en garde en 1805 le Châh de Perse Fath Ali recherchant son alliance, contre l’Angleterre qualifiée de « nation marchande » et intrigante ! La Perse du XIXème et du XXème siècle, comme l’Iran contemporain, voit en elle un perpétuel ennemi, et un dicton populaire, d’après l’ excellent journaliste iranien, natif du Lauristan, amateur de nos Corneille et Racine, qui sont, le taquinaient ses camarades d’étude, ses enfants, notre ami de toujours M. Ahmad Nokhostine, est que , quand on se trouve devant une affaire enchevêtrée , ou bizarre : « C’est la faute à l’Angleterre »! Un chauffeur de taxi nous amenant aux Bains d’Avicenne à Ispahan avec deux amies, frappait aussi sur son volant, en disant: men of London. Et de fait, quand deux Iraniens se disputent, monarchistes ou républicains, de s’accuser d’être des agents de la City de Londres, foyer d’intrigues !
Un Châh remarquable, natif de Tabriz, Nasredinne (lequel finança sur sa propre caisse la traduction en persan par le comte Gobineau du Discours de la Méthode de René Descartes), qui accéda pouvoir en 1848 et mourut assassiné en 1896, soutenant des luttes armées contre l’invasion russe des territoires impériaux, vint en Europe, et fut reçu en 1873 à Berlin, il en résulta un lien constant et fructueux entre les deux pays. La création, sous le Chancelier Bismarck, d’une section d’études turques et iraniennes à Strasbourg date de ce moment. Et le premier grand ouvrage germano-iranien réalisé par le premier financement autonome, proprement iranien, sera la construction du chemin de fer de 1394 kilomètres du Golfe Persique à la Mer Caspienne, le Transiranien qui, achevé en 1939, aura duré 12 ans, et auquel l’Allemagne fournit les 68 locomotives et le plus grand équipement. Par lui les Anglo-américains fourniront, tel fut la raison de leur invasion illégale, la Russie de Staline en armes.
Depuis un traité imposé en 1906, la Russie et l’Angleterre se partageaient deux zones d’influence, la première et la plus vaste allant jusqu’à Ispahan, et la seconde occupant la partie orientale le long de l’Inde, une zone neutre les séparant. Le bombardement du Parlement persan par les Russes donne le ton de ce mépris envers la nation iranienne.
L’Etat moderne naquit des horreurs de la famine et de l’occupation militaire anglo-russe de la première guerre mondiale: ce fut une vraie tentative de génocide; il fallut attendre, par exemple, 1940, pour que Téhéran retrouvât sa population de 500.000 âmes qu’il avait au début du conflit. L’Angleterre voulait se venger de la révolte des tribus nomades et éleveurs de chevaux, des Kasghai et autres tribus montagnardes en juin 1918 (à l’annonce de l’offensive du général Ludendorff en France) près de Chiraz, conduite par le Lawrence allemand, Wassmuss, consul à Bushir : 40% des Iraniens périrent de l’affamement organisé, comme un professeur d’agronomie américano-iranien de l’Université Cornwell vient de l’écrire en ce siècle.
En 1914 Churchill détenait la majorité des actions de l’Anglo-Persian oil company. Un petit Sheikh de la région frontalière de l’Irak avait vendu aux Anglais son terrain que l’on savait riche en pétrole, celui d’Abadan, sur un territoire nommé Arabistan ou officiellement Khouzistan, et qui, bien qu’ethniquement plutôt arabe, demeura fidèle à l’Iran pendant la guerre imposée durant presque dix ans, qui fit tant de morts et d’estropiés.
Après la Première Guerre Mondiale, une république bolchevique fut proclamée au Nord, dans le Gilan. Cette région, au bord de la Mer Caspienne, a ses montagnes qui plongent dans l’eau. Nous y passâmes de belles journées au sein d’une famille modeste. Le Mazanderan, région proche y aurait été la patrie des anciens Mèdes venus de l’immense vague scythe nordique.
« Neque sed Medorum, silvae ditissima, terra, Pas même cependant la terre des Mèdes très riche en forêts », ni « le beau Grange (nec pulcher Ganges), ni les Indes, le fleuve Pactole charriant l’or (en Turquie) ne sauraient cependant rivaliser avec l’Italie », écrit Virgile dans les Géorgiques, livre II, vers 135 et suivants.
C’est du Mazanderan, qu’ est sorti le premier chef qui imposa diplomatiquement le nom d’Iran, après que le pays ait célébré de 1934 à 1935 le millénaire supposé de la mort de son poète épique, auteur bien connu du Livre des Rois ou Châh Nameh de 60.000 dystiques, soir 120.000 vers, l’ Homère des Iraniens, ce dernier terme signifiant Aryens, et surnommé Le Paradisiaque ou Ferdousi (le p devient un f, on dit « farsi » pour perse). Le monde y contribua, y compris en U.R.S.S., mais en premier l’Allemagne renouvelée qui célébra un Firdousifeier, une fête en l’honneur du poète, le 24 septembre 1934, et l’année suivante édité, au terme de vingt-cinq années de recherches par son auteur Fritz Wollff, un « Festgabe ou Mélanges du Reich allemand pour le millénaire du prince persan des poètes » (Berlin 1935)911pp..
Cette année là, au printemps, qu’on dit le No (nouveau) rouz (lumière), fête célébrée en Asie centrale par douze pays, le 21 Mars le Châh de Perse annonça que désormais la Perse serait l’Iran.
II
Le premier Châh d’Iran (1934/35)
Ce premier Châh d’Iran créa un Etat- civil, car les Iraniens n’avaient point de patronyme, et il adopta lui-même celui de Pehlewi ou, en poésie épique, le paladin, aima à bâtir, ouvrit la première université, à laquelle sa femme contribua, fit accéder les femmes à l’enseignement, introduisit le vêtement européen, et grâce à la coopération financière allemande progressivement diminua l’influence omnipotente de la banque anglaise. Cette dernière avait voulu imposer un protectorat à la Perse après guerre, et c’est contre cette privation d’indépendance complète qu’appuyé sur la Russie bolchevique, le futur Châh qui commandait un bataillon persan de cosaques s’insurgea et voulut, à l’imitation de la Turquie, devenir Président, mais le clergé le persuada d’adopter la forme sacrée de la royauté. La mère du Châh était une Géorgienne musulmane.
L’influence technique allemande demeurait forte, et ce furent, par exemple, dès l’après guerre, avec ensuite des Italiens, des ingénieurs allemands restés en Turquie, puisque les deux Empires ou plutôt les trois, Allemands, Austro-Hongrois (comprenant la Croatie dite turque ou Bosnie dont le Sultan était resté le chef théorique) et Ottomans étaient unis contre l’impérialisme britannique et conséquemment le sionisme en germe, qui furent les créateurs de l’industrie mécanique du tapis à Tabriz, en y installant des machines allemands neuves.
Baldur von Schirach premier chef de la fameuse et nombreuse Hitlerjugend visita fin 1937 l’Iran, comme il visita l’Irak que l’Iran ne reconnut qu’en 1929: des scouts irakiens, du reste, furent invités à défiler en délégation au Congrès de Nuremberg, ce qui valut au Roi d’être certainement assassiné dans un faux accident de voiture, par l’Intelligence Service ! En novembre 1936, l’organisateur des finances du Troisième Reich, Hjalmar Schacht (1877-1970), ministre des finances et directeur de la Banque allemande qui sera après guerre sollicité par le second Shah d’Iran pour organiser l’économie et les finances, .vint conseiller le pays. L’influence allemande alla si loin que nous entendîmes du général Otto Ernst Remer, commandant de la place de Berlin qui fit échouer le complot du 20 juillet 1944, et dont je voyait les deux magnifiques lévriers afghans couchés à ses pieds, qu’il avait été, à la demande du roi d’Afghanistan, invité, après la seconde guerre mondiale, comme conseiller militaire, et que ces beau animaux étaient un double cadeau à lui et à son épouse. Un coup d’Etat communiste et une dose de talibanisme préparée par la CIA eurent raison de ce fier pays qui est anthropologiquement une partie de l’Iran et est cité dans l’épopée nationale du Livre des Rois !
L’invasion anglo-soviétique (1941)
Cette modernisation du pays et la formation d’un Etat, instrument imparfait, mais réel, d’une émancipation de la dépendance britannique, fit qu’ à l’aube du 25 août 1941, malgré que l’Iran ait, pour la seconde fois, déclaré sa neutralité dans le conflit éclaté en Pologne, une coalition anglo-soviétique, faisant fi du droit international, envahit le pays : un bombardier soviétique fut abattu et un amiral iranien et auteur d’ouvrages militaires Gholam Ali Beyendor mourut héroïquement, ce jour de l’agression, à 4 h du matin, dans son navire, en tentant une contre offensive. Il avait été élève à l’Ecole Spéciale de Saint-Cyr et à l’Ecole de Guerre; sa réforme de la marine était calquée sur le modèle italien, après son séjour dans le pays en 1931.
Ce fut en Iran que se réfugia le Grand Mufti de Jérusalem Hadj Amin el Husseini, et le gouvernement installé par les anglo-bolchevistes fut prié de le livrer aux autorités, car le mandat Anglo-sioniste avait mis sa tête à prix : il fut sauvé par la légation japonaise aidée d’agents italiens qui, par la Turquie, l’amenèrent à Rome où il fut reçu par le Duce d’Italie et comme on sait par Adolf Hitler, en animant à Berlin un Institut Islamique qui chaque année, le 2 novembre, tenait un meeting de protestation contre la « Déclaration Balfour » de novembre 1917 promettant à Lord Lionel Rothschild, l’établissement en Palestine d’un home ou foyer national « for the Jewish people ».
Dans le camp opposé, le fameux Begin, de Biélorussie, entra, à la faveur de cette coalition anglo-soviétique, avec le grade de capitaine de l’Armée Rouge, en Iran et passa avec des milliers de militants ainsi armés et techniquement instruits en Palestine.
Le Châh, près de l’entrée des Russes et des Anglais à Téhéran, eut le temps d’abdiquer en faveur de son fils, devant l’Assemblée ou Mesjlis, source du pouvoir. Il fut, contre sa volonté, car il voulait partir en Argentine, déporté à l’île Maurice et mourut en 1944 à Johannesburg. Une orientaliste et agente subversive anglaise, d’aspect masculin, attachée de presse à l’ambassade de Grande-Bretagne depuis 1939, Ann K. Lambdon, qui sera en 1953 professeure de langue persane à l’Université de Londres, déclencha une campagne frénétique contre Reza Châh, parcourut le pays pour diffuser sa propagande, et reprendra du service, après guerre, contre le premier ministre Mossadegh coupable de nationaliser le pétrole. Churchill, redevenu Premier Ministre, le traita à la Chambre des Communes de « chien fou », mussy dog !
Lettre du Légat du Vatican (8 novembre 1941)
Les occupants imposèrent un traité à à l’Iran, l’obligeant à maintenir les troupes étrangères un an après la fin de la présente guerre, et le légat du Pape S.S. Pie XII à Téhéran, Mgr Acilde Marina, dans une lettre italienne du 8 novembre 1941 au secrétaire d’Etat du Vatican, Mgr Maglione, enrage, à cette occasion, de la germanophilie des Iraniens :
« Une forte opposition à la signature du traité se manifeste dans toutes les couches de la population, travaillée habilement par des éléments allemands restés clandestinement en Iran, et par de très nombreux sympathisants iraniens de l’Allemagne (dai moltissimi iranici simpatizzanti per la Germania). On n’exagère pas en disant que quatre vingt-pour cent de la population aujourd’hui est antibritannique et antisoviétique. La propagande allemande a réussi à persuader cette population que Hitler est musulman (è riuscita a persuadere che Hitler è musulmano), qu’il a fait même (anzi) le pèlerinage au sanctuaire de Meched (où est le mausolée, que nous avons visité en pèlerinage, du huitième Imam, le vénéré Ali Reza) et que la population germanique (on prononce ici gherman) est issue de Kherman, ville iranienne à la frontière du Baloutchistan, à l’Est ». (Lettres et Documents du Saint Siège relatifs à la Seconde Guerre Mondiale, tome 5, juillet 1941-octobre 1942, libreria editrice vaticana, 1969)
Cette idée, de fait, venait de clercs patriotes enthousiastes, et était populaire ! Plus loin est cité dans cette même correspondance du délégué apostolique antifasciste, une opinion d’un archevêque français des Chaldéens d’Urmia, germanophobe, qui écrit étourdiment préférer l’occupation soviétique aux indigènes musulmans : « Ces gens n’attendent que l’approche des nazis de ces parages et avant qu’ils soient là, tout sera réglé. Ils croient qu’Hitler est leur douzième prophète » (l’imam occulté, le Mahdi venu rétablir la justice dans le monde).
Un faisceau des volontés
La forme étatique a varié, après la Révolution de 1979 (seule l’Allemagne du chancelier Helmut Schmidt, au sommet de Chefs d’Etats occidentaux tenu aux Caraïbes refusa de favoriser l’abdication du second Châh d’Iran dont la première épouse Soraya avait été élevée dans une famille catholique allemande), quant à l’ essence, et au type dualiste de pouvoir, dans la rédaction de sa Constitution distinguant l’autorité d’ un Guide Suprême élu par un collège électoral religieux, sorte de conseiller d’Etat, et dont dépend l’information et la morale publique, et un Président issu des urnes (dont celui qui aura incontestablement influencé l’Europe profonde, et particulièrement l’Allemagne qu’il contribua à déculpabiliser, à partir de 2006, aura été l’audacieux Ahmadinejad, professeur d’enseignement technique), a été inspirée à l’Imam Khomeini par sa connaissance du platonisme, de sa doctrine du Conseil nocturne des sages, et de l’Aristotélisme politique qu’il enseignait à Qom, cité au sud de Téhéran. Mais la matière est identique, qui est la volonté iranienne d’exister insupportable à la matrice des deux guerres mondiales! Car l’Etat est, avant tout, un faisceau des volontés, affaire d’existence.
Pierre Dortiguier