Le sort tragique des prisonniers de guerre soviétiques en Allemagne
À l’aube du 22 juin 1941 s’élançait la plus puissante offensive militaire de l’histoire : l’attaque de l’Union soviétique par les forces de l’Axe emmenées par l’Allemagne. Durant les 18 premiers mois de la campagne, près de trois millions de soldats soviétiques ont été fait prisonnier.
Vers la fin du conflit, ils étaient plus de cinq millions à être tombés aux mains des Allemands. La plupart de ces malheureux sont morts en captivité. La raison principale de cet état de fait était la nature très particulière de la guerre sur le front de l’Est avec un afflux exceptionnel de prisonniers, particulièrement durant la première année, de juin 1941 à juin 1942, qui a vu un nombre de prisonnier bien plus élevé que ce qu’il était possible d’héberger dans des conditions acceptables. Mais il y a une autre raison. Comme l’explique le journaliste Russe Teplyakov dans son article ci-dessous, une lourde part de responsabilité pèse sur Staline et sa position inhumaine et inflexible vis-à-vis de ceux qui s’étaient rendus aux Allemands.
Durant la guerre, ces derniers ont fait diverses tentatives au travers des pays neutres ou de la Croix-Rouge pour parvenir à un accord sur le traitement des prisonniers par l’Allemagne et l’URSS. Comme le souligne l’historien britannique Robert Conquest dans son livre Staline: Bourreau des Nations, les Soviétiques ont obstinément refusé de coopérer :
« Quand les Allemands ont approché les Soviétiques par l’intermédiaire de la Suède pour négocier le respect des conventions de Genève sur les prisonniers de guerre, Staline a refusé de donner suite. Les soldats russes aux mains des Allemands étaient donc abandonnés à leur sort, sans aucune protection, même théorique. Plusieurs millions d’entre eux sont morts de malnutrition ou de mauvais traitements.
Est-ce que les Allemands se seraient mieux comporté si Staline avait adhéré aux conventions de Genève (dont l’URSS n’était pas signataire) ? À en juger par leur traitement d’autres « sous-hommes » slaves prisonniers de guerre (tels que les Polonais, même ceux qui se sont rendus après le soulèvement de Varsovie en 1944), il semble que la réponse soit oui. (Staline avait déjà pu faire la démonstration de son comportement vis-à-vis des Polonais fait prisonnier par l’Armée rouge à Katyn et ailleurs) . »
Nikolaï Tolstoï, autre historien, affirme quant à lui dans La trahison secrète :
« Hitler en personne avait pressé la Croix-Rouge de procéder à l’inspection des camps de prisonniers soviétiques. Mais un appel à Staline pour l’envoi de colis aux prisonniers reçut une réponse qui clôturait la discussion sur le sujet : « Il n’y a pas de prisonnier de guerre soviétique. Le soldat soviétique se bat jusqu’à la mort. S’il préfère se rendre, il s’exclut automatiquement de la communauté russe. Et nous ne sommes pas intéressés par un service postal au profit des Allemands » »
Étant donnée la situation, les dirigeants Allemands se sont résolus à ne pas mieux traiter les prisonniers soviétiques que les Soviétiques ne traitaient les prisonniers allemands. Comme on peut s’en douter, le traitement des prisonniers par les Soviétiques n’était pas tendre. Sur environ trois millions d’Allemands fait prisonnier par les Soviétiques plus de deux millions sont morts en captivité. Sur les 91 000 Allemands fait prisonniers à Stalingrad, seul 6 000 ont pu revoir un jour leur patrie.
Et comme Teplyakov le précise aussi ici, la « libération » par l’Armée rouge des prisonniers soviétiques qui avaient survécu n’a pas mis fin aux souffrances des infortunés. Ce n’est que récemment que des archives de guerre longtemps passées sous silence ont pu refaire surface, que des langues ont pu se délier et que le fond de l’histoire quant au traitement des prisonniers soviétiques par Staline a pu être connu. Ce n’est qu’en 1989, par exemple, que le sinistre ordre n° 270 du 16 août 1941 de Staline – cité plus bas – a été pour la première fois publié.
Mark Weber
« Qu’y a-t-il de plus terrible dans la guerre ? »
« La captivité » répondent en chœur le maréchal Ivan Bagramyan, Alexandre Pokryshkin, trois fois héros de l’Union soviétique, et Nikolaï Romanov simple soldat qui n’a ni citation ni titre.
« C’est pire que la mort ?» demandais-je à Nikplaï Romanov lors d’un 9 mai [commémoration de la fin de la guerre contre l’Allemagne en 1945]. C’était il y a 25 ans, nous étions attablés devant un verre de vodka amère pour évoquer l’âme de ces Moujiks qui ne reverraient jamais leur village sur les rives de la Volga.
« Bien pire ». « La mort, ça ne concerne que vous, tandis que la captivité, vous n’êtes pas seul à en pâtir… »
À l’époque, en 1965, je n’avais pas ne serait-ce qu’une vague idée de l’étendue de la tragédie qui s’était abattue sur ces millions de soldats, ni encore moins que cette tragédie avait été décidée à quelques mètres de là, par le Service de Régulation Intérieur des travailleurs et des paysans de l’Armée rouge : un soldat soviétique ne doit pas se rendre. S’il le fait, c’est un traître à la patrie.
Combien y en avait-il de ces « traîtres » ?
« Sur l’ensemble des années de guerre », me dit le Colonel Yvan Yaroshenko, chef adjoint des archives centrales du ministère de la défense situé à Podolsk, près de Moscou, « on a compté jusqu’à 32 millions de soldats, sur ces 32 millions, 5 734 528 ont été fait prisonnier par l’ennemi»
Plus tard, j’ai appris où et quand l’Armée rouge avait subi ses plus grosses pertes en termes de prisonniers, c’était lors des batailles suivantes : sur le mois d’août 1941, 323 000 à Bialystok-Minsk, 103 000 à Ouman, 348 000 à Smolensk-Roslavl et 30 000 à Gomel. Puis, en septembre 1941, 35 000 à Demiansk, 665 000 à Kiev, 20 000 à Louga-Leningrad. En octobre 1941, 100 000 à Melitopol, 662 000 à Viazma et, en novembre, 100 000 à Kertch. En mai 1942, il y a encore eu 207 000 prisonniers à Izioum-Kharkov et même en février 1945, en Hongrie, 100 000 soldats ont été fait prisonnier.
Toujours dans ces mêmes archives à Podolsk, on compte 2,5 millions de soldats portés disparus, eux non plus ne sont jamais rentrés à la maison. D’après les experts, deux millions d’entre eux gisent dans les forêts et les marais en Russie, mais 200 000 sont probablement à ajouter à la liste des prisonniers de guerre. Pour preuve ? De temps à autre, une lettre est adressée aux archives de Podolsk de quelque part en Australie ou en Amérique : « J’ai été fait prisonnier, demande confirmation que j’ai participé aux batailles contre le fascisme ».
Ces personnes avaient eu de la chance , elles avaient survécu, mais pour les autres, la majorité, le sort a été autre, c’est ce que montrent les archives Allemandes : 280 000 sont mortes dans les camps, 1 030 157 ont été exécutées en tentant de s’évader ou sont mortes dans les usines ou les mines en Allemagne.
Nombre de nos officiers et hommes du rang sont morts de famine avant même d’arriver au camp, 400 000 pour les seuls mois de novembre et décembre 1941. À comparer à ce qui s’est passé pour les Anglais et les Américains : 235 473 prisonniers sur l’ensemble de la guerre, 8 348 morts. Nos hommes étaient-ils plus faibles ? Pas vraiment. Il y avait une autre raison. Si des millions de soldats sont morts en captivité à l’Ouest, ces hommes ne sont pas tombés victime du seul fascisme, mais aussi du système Stalinien lui-même. Au moins la moitié de ceux qui sont morts de famine auraient pu être sauvés si Staline ne les avait pas qualifié de traîtres et refusé de leur envoyer des colis alimentaires via la Croix-Rouge internationale.
C’est un fait, nous avons décidé d’abandonner les captifs à leur sort. L’Union soviétique n’était pas signataire de la convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Ce refus de la signer était bien dans la nature jésuitique du « petit père des peuples ».
Du point de vue de Staline, plusieurs dispositions de la convention étaient intrinsèquement incompatibles avec la morale des institutions régissant l’économie du pays « le plus libre du monde ». Cette Convention n’avait manifestement pas songé à garantir les droits des travailleurs prisonniers à un salaire correct, à des jours de congé et à un horaire de travail limité. En outre, elle prévoyait des privilèges pour certaines catégories de prisonniers. Autrement dit, elle manquait d’humanité : difficile d’être plus hypocrite, car, dans le même temps, de quels privilèges bénéficiaient les millions d’internés dans les goulags ? Où étaient les garanties et combien y avait-il de jours de congé ?
En août 1941 Hitler avait autorisé une visite de la Croix-Rouge au camp d’Hammerstadt, réservé aux prisonniers de guerre soviétiques. C’est suite à cette visite qu’il y eut un appel au gouvernement soviétique pour qu’il envoie des colis alimentaires à nos hommes et à nos officiers. « Nous sommes prêts à suivre les dispositions de la convention de Genève », répondit-on à Moscou, « mais envoyer de la nourriture revient, dans la situation actuelle, à faire un cadeau à l’ennemi fasciste ».
Pour les délégués de la Croix-Rouge, cette réponse fut une véritable surprise : ils n’avaient pas dû lire l’ordre du jour de Staline, l’ordre n° 270 signé le 16 août 1941, sinon, ils se seraient rendu compte de toute l’ingénuité de leur proposition et mesuré l’étendue de la haine de Staline pour ceux qui avaient eu le malheur de se retrouver derrière les lignes ennemies.
Peu importe qui, où et pourquoi. Même les morts étaient considérés comme des criminels. « Le lieutenant-général Vladimir Kachalov », pouvait-on lire dans l’ordre, « encerclé avec l’état-major d’un corps d’armée a fait montre d’une grande lâcheté et s’est rendu aux fascistes allemands. L’état-major du corps d’armée a brisé l’encerclement, les unités du corps se sont battues, mais le lieutenant- général Vladimir Kachalov a préféré déserter et se rendre à l’ennemi. »
Le général Vladimir Kachalov avait des excuses, il gisait depuis 12 jours, piégé dans son tank carbonisé dans le village de Starinka près de Smolensk et pouvait donc difficilement s’échapper vers les lignes amies. Mais ce n’était pas une raison suffisante, surtout pour ceux qui avaient besoin de trouver un bouc émissaire à livrer à la vindicte populaire, un ennemi du peuple dont la traîtreuse lâcheté avait une fois de plus contrecarré la volonté du grand chef militaire.
Qu’on se le dise, qu’on se le mette bien dans la tête, le haut commandement, l’autorité suprême, n’est jamais pour rien dans une tragédie ou une défaillance quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse du fiasco du premier plan quinquennal ou des centaines de milliers de soldats morts sur le Dniepr. Qui plus est, ces malheurs ne sont pas non plus imputables à des raisons objectives, ils sont seulement le fait des intrigues des saboteurs réactionnaires.
Depuis au moins les années trente, on passait son temps à chercher des boucs émissaires, pas toujours au bon endroit, mais on les trouvait quand même. En ce début de guerre, durant l’été, on en trouvait à foison. Le 4 juin 1940, on avait rétabli au sein de l’Armée rouge le grade de général, on en nomma 966. Plus de 50 ont été fait prisonnier durant les tous premiers mois de la guerre : ils devaient envier leurs collègues, les 150 généraux qui sont morts par la suite sur les champs de bataille. Les affres de la captivité se révélant un sort plus sombre que la tombe, du moins, si on s’en tient à ce qui est arrivé aux généraux Pavel Ponedelin et Nikolai Kirillov qui ont, eux aussi, eu les honneurs de l’ordre n° 270. Ils ont stoïquement supporté leurs années de captivité dans les camps en Allemagne. En avril 1945, ils ont été libérés par les Alliés [ceux de l’Ouest] et ont été remis aux Soviétiques. On aurait pu croire que tout avait été oublié, mais on ne leur avait pas pardonné août 1941. Ils ont été incarcérés suite un « contrôle d’État » : après cinq ans à Lefortovo, la prison pour prisonniers politiques, ils ont été passés par les armes le 25 août 1950.
« Le denier acte de sa sinistre purge parmi les militaires aura été pour Staline l’accusation de trahison qu’il a lancé à l’été 1941 à l’encontre de plusieurs généraux du front de l’Ouest dont Pavlov et Klimovskikh, des généraux qui se comporteront pourtant pour la plupart de la manière la plus intransigeante qui soit lors de leur captivité. » On doit cette observation au célèbre chroniqueur de la guerre, Konstantin Somonov, il l’a faite dans les années soixante, mais durant les épreuves du temps de guerre, le dogme absolu était que les prisonniers de guerre (qu’ils soient officiers ou simples soldats) étaient forcément coupables.
Les lois internationales stipulent que la captivité des militaires n’est pas un crime, « la dignité d’un prisonnier de guerre est aussi inviolable que la souveraineté d’un peuple et son sort commande le plus grand respect.» Mais ça, c’était pour les autres, pour nous, ce qui prévalait, c’était l’ordre de Staline n°270.
Si… « au lieu d’organiser la résistance à l’ennemi, des hommes de l’Armée rouge préfèrent se rendre, il faudra les anéantir par tous les moyens possibles, par voie de terre ou par les airs, tandis que leurs familles se verront privées des allocations d’État [c’est-à-dire de leur ration alimentaire]
Les commandants et les commissaires politiques … « qui se rendent à l’ennemi doivent être considérés comme de vils déserteurs dont les familles sont susceptibles d’être arrêtées comme familles de déserteurs ayant violé le serment et trahi la Patrie. »
Quelques lignes seulement, mais elles ont scellé le sort de centaines de milliers d’enfants et de personnes âgées qui sont mortes de faim simplement parce que leur père ou leur fils s’était retrouvé prisonnier.
Quelques lignes seulement, mais elles tombaient comme un verdict pour ceux dont le seul crime était d’avoir attendu une lettre du front.
Ayant parcouru ces lignes, j’ai pris conscience de tout ce qu’elles pouvaient signifier de malheur pour des gens totalement innocents et réalisé d’un coup la douleur secrète des paroles de Nicolaï Romanove lorsqu’il me disait, il y a un quart de siècle, que « la captivité, vous n’êtes pas seul à en pâtir… ».
J’ai compris que le plus terrible pour nos soldats n’était pas de mourir mais d’être « porté disparu » et pourquoi avant chaque bataille, en particulier lorsqu’il fallait franchir une rivière, ils se demandaient les uns les autres : « mon vieux, si je me noie, dis bien que tu m’as vu mort. »
En posant le pied sur le ponton branlant, songeant alors qu’ils pourraient être faits prisonnier, ils jetaient en pensée un regard derrière eux, pas par peur pour leur propre vie, mais tourmentés qu’ils étaient par ce qui arriverait à ceux qui étaient à la maison.
Mais quelle était la faute de ces centaines de milliers de soldats encerclés près de Vyazma lorsqu’Hitler a lancé l’opération Taifun son offensive sur Moscou ?
« Quoi qu’il arrive n’abandonnez pas vos positions », avait ordonné le général de l’état-major du commandement suprême. Et ils ont fiévreusement creusé des tranchées face à l’ouest tandis que des panzers pointaient déjà leur museau en provenance de l’est. Le général Franz Halder, chef d’état-major de la Wehrmacht sur le front de l’est, notait à cette occasion dans son journal « 4 octobre, 105 jours que la guerre a commencé. L’ennemi s’obstine partout à tenir des secteurs non attaqués s’exposant ainsi à terme à un enveloppement en profondeur. »
Qui était censé apercevoir les divisions de panzers ? Le soldat depuis son petit terrier ou Staline depuis son QG ? Et qu’il fut le résultat ? Qui a été fait prisonnier ? Qui avait trahi la Patrie ? Le soldat évidemment.
En mai 1942, c’est 207 047 hommes et officiers (selon les derniers chiffres) qui se sont retrouvé encerclés à Kharkov. Lorsque Khrouchtchev a pris le pouvoir, c’est Staline qui en été jugé responsable. Puis, lorsque Brejnev est arrivé au pouvoir, on a de nouveau fait porter le chapeau à Khrouchtchev lequel, soit dit en passant, avait à peine été prévenu par Staline de cette défaite qui ouvrait aux Allemands la route vers la Volga. Mais qui avait trahi la Patrie, qui a été fait prisonnier ? Le soldat.
Le 19 mai 1942 sonne le glas de la catastrophe pour notre armée en Crimée. « L’opération de Kertch peut être considérée comme achevée : 150 000 prisonniers, une quantité impressionnante de matériel saisi. » Il s’agit d’un document côté allemand, il en existe aussi un côté soviétique, il est cité par Konstantin Simonov : « J’étais dans la péninsule de Kertch en 1942, les raisons de cette défaite humiliantes me paraissent tout à fait claires. Complète défiance vis-à-vis de l’armée et des commandants sur le front, les ordres stupides et entêtés de Mekhlis : il ne voulait pas qu’on creuse de tranchées pour ne pas saper l’esprit offensif des soldats. »
Le plus proche conseiller de Staline, le chef de la principale administration politique (le GPU), Lev Mekhlis, premier Commissaire de l’armée et de la marine, rentra à Moscou après cette défaite. Et qu’est devenu le soldat ? Il a été fait prisonnier.
Bien sûr, chaque guerre y a ses traitres et ses traîtrises. On peut aussi en trouver parmi les prisonniers de guerre. Mais si on les compare aux millions qu’étaient leurs compagnons de captivité, ils ne représentaient qu’une goutte d’eau dans l’océan. Mais ils existent, certains ont été condamnés pour des tracts comme celui-ci :
Le bilan meurtrier du bolchévisme
Tués durant les années de la révolution et la guerre civile : 2 200 000
Morts de famine ou lors d’épidémies de 1918 à 1921 et de 1932 à 1933 :
14 500 000
Morts dans les camps de travaux forcés : 10 000 000
Certains dallaient même jusqu’à dire : je ne vais pas me dresser contre mon peuple, je vais me dresser contre Staline. Mais la majorité de ceux qui rejoignaient des unités de combat fascistes le faisaient avec une seule idée en tête : aussitôt le début des combats, traverser les lignes et rejoindre les troupes amies. Tous n’ont pas réussi à mettre le projet à exécution, mais les faits suivants sont bien connus : le 14 septembre 1943, quand l’issue de la bataille de Koursk était pliée, Hitler a expliqué la défaite par la « trahison d’unités auxiliaires » : de fait, à l’époque, 1 300 hommes, pratiquement un régiment, avaient déserté et rejoint l’Armée rouge dans le secteur sud. « Mais maintenant j’en ai assez » déclara Hitler, « je veux que toutes ces unités soient désarmées sur-le-champ et que toute la bande soit envoyée dans des mines en France. »
On doit reconnaître que c’est Hitler qui avait le plus longtemps rejeté l’idée de créer des unités militaires parmi les prisonniers de guerre soviétiques, et ce, même si dès septembre 1941, le colonel Tresckow avait fait des plans pour constituer une armée forte de 200 000 Russes anticommunistes. Ce n’est qu’à la veille de la bataille de Stalingrad, alors que le nombre de prisonniers atteignait déjà plusieurs millions, que le Führer a enfin donné son accord.
En tout, il a été possible de constituer plus de 180 unités dont 75 composées de Russes, 216 de Cosaques (du Don, du Kouban et du Terek), 42 de de Tatars et de Turkmène de Crimée, 11 de Georgiens, 12 de soldats originaires du nord du Caucase, 12 de soldats originaires d’Azerbaïdjan et 8 d’Arméniens.
Si on regarde la répartition des effectifs selon l’origine nationale, (chiffres arrêtés au 24 janvier 1945) on a : 104 000 Lettons, Tatars de Tatarie, 12 500, Tatar de Crimée, 12 500, 10 000 Estoniens, 7 000 Arméniens, 5 000 Kalmouks. Et les Russes ? Selon les chiffres officiels de l’Amiral Karl Dönitz, au 20 mai 1945, il y avait la 599e brigade russe, 13 000 hommes, la 600e ; 12 000 hommes, et la 650e 18 000 hommes.
Si on additionne tous ces chiffres, on a l’impression qu’ils étaient nombreux à avoir combattu de l’autre côté, mais on doit relativiser, seuls 20 % de ces forces ont réellement participé aux hostilités, elles ont été recrutées parmi une masse de plusieurs millions de prisonniers, et des milliers d’entre eux ont traversé les lignes pour rejoindre des troupes amies.
À noter que les services spéciaux du Reich se sont montrés particulièrement attentifs à former des bataillions composés de non Russe, comme s’ils savaient que les familles des Russes, des bébés aux vieillards risquaient le plus en cas de trahison. Ces services ne pouvaient pas savoir que les autorités russes ne faisaient aucune différence entre ceux qui avaient effectivement combattu aux côtés du Reich, et ceux qui étaient simplement prisonniers : tous étaient considérés comme des ennemis.
Mais pour l’heure, les prisonniers de guerre eux-mêmes n’en avaient pas conscience. L’avenir était devant eux. La gueule de bois post libération s’installerait un peu plus tard, que ce soit pour ceux qui avaient réussi à s’échapper des camps (500 000 en 1944 selon une estimation du ministre allemand de l’armement, Albert Speer), que pour ceux qui ont été libérés par l’Armée Rouge et qui ont de nouveau combattu dans ses rangs (plus d’un million d’hommes du rang et d’officier).
Pendant longtemps nous avons avalé toute la propagande humanitaire du printemps 1945 qui voyait nos formidables maréchaux ordonner qu’on distribue du lait pour les enfants de Berlin et qu’on donne à manger aux personnes âgées. Pour nous, c’était étrange de lire ces informations tout en mâchant du seigle bouilli à la place du pain et en mangeant de la soupe à base de viande de chien (ce n’est que peu avant sa mort que notre grand-mère confessa qu’elle avait tué des chiens pour nous empêcher de mourir de faim).
À lire ces ordres, j’en avais les larmes aux yeux : comme c’était noble de penser ainsi et de se montrer si inquiet du sort du peuple allemand. Mais qui savait que dans le même temps, nos maréchaux recevaient des ordres tout différents du Kremlin en ce qui concernait leur propre peuple ?
Aux commandants des troupes du premier et second front de Biélorussie et du premier, second, troisième et quatrième front d’Ukraine… [Un Front russe est un groupe d’armées autonome, il dispose de tout, avions, chars, artillerie, en langage courant, c’est un rouleau compresseur russe]
Le conseil militaire des fronts devra établir des camps à l’arrière des zones sous sa responsabilité pour héberger les anciens prisonniers de guerre et les citoyens soviétiques rapatriés, des camps de 10 000 places chaque. Au total, il faudra prévoir 15 camps pour le second front de Biélorussie et 30 pour le premier. Au premier front d’Ukraine, il en faudra 30, 5 au quatrième, 10 au second et 10 au troisième…
Le contrôle des anciens prisonniers de guerre et des rapatriés devra être confié, pour les premiers, au service du contre-espionnage du SMERCH, pour les seconds aux commissions du NKVD, NKGB et du SMERCH.
Staline
J’ai téléphoné au colonel-général Dmitri Volkogonov, chef de l’institut d’histoire militaire du ministère de la défense [et auteur du Staline: Triomphe et Tragédie] :
« Où avez-vous déniché cet ordre ? Le comité de la sécurité d’État et le ministère de l’intérieur m’ont dit qu’ils n’avaient rien qui y ressemble».
« L’ordre lui-même est tiré des archives personnelles de Staline. Les camps ont réellement existé, ce qui signifie qu’il y a aussi des documents desquels on peut tout savoir : qui, où, comment ils étaient nourris, ce qu’ils pensaient. Selon toute vraisemblance ces documents sont archivés au ministère de l’intérieur : les convois de troupes étaient de leur responsabilité, cela incluait l’administration des affaires des anciens prisonniers de guerre. Faites des recherches.
Alors j’ai cherché. Le major-général Pyotr Mishchenkov, le premier chef adjoint de ce qui est de nos jours « l’Administration Principale des Affaires Correctionnelles » (GUID) au ministère des affaires intérieures d’URSS était sincèrement surpris : « C’est bien la première fois que j’en entends parler, j’aimerais pouvoir vous aider mais je ne vois pas comment. Je sais qu’il y avait une colonie dans le district de Chunsky de la région d’Irkoutsk. Les gens y étaient envoyés après avoir subi un contrôle dans les camps de tri dont il est fait état dans l’ordre de Staline. Ils étaient tous condamnés au titre de l’article 58, haute trahison. »
Une colonie… Où sont les autres, qu’est-il arrivé aux internés ? Après tout, il y avait une centaine de camps en service. Tout ce que j’ai pu trouver, c’est qu’au 1er octobre 1945, ils avaient « filtré » 5 200 000 citoyens soviétiques : 2 034 000 avaient été remis par les Alliés, soit 98% de ceux qui se trouvaient dans les zones d’occupation de l’Ouest en Allemagne, principalement des prisonniers de guerre. Combien sont rentrés à la maison ? Et combien se sont retrouvés, en application de l’ordre n°270 dans des camps de concentration soviétiques ? Je n’ai pas de documentation authentique en ma possession. Toujours des estimations occidentales et quelques témoignages oculaires.
J’ai parlé à un de ces témoins qui avait été à Kolyma [La Kolyma est une région de l’Extrême-Orient russe devenue un centre majeur d’extraction minière au cours du XXᵉ siècle grâce au travail forcé]. Un ancien « traître à la Patrie », mais ce Viktor Masol, comptable général des mines d’or du Srednekan, m’a expliqué comme en juin 1942, dans les steppes du Don, après la catastrophe de Kharkov, affamés et sans armes, en loques, les hommes de l’Armée rouge avaient été rassemblés en troupeau comme des moutons par les panzers évoluant dans la multitude. Des véhicules de transport les ont emmenés en Allemagne où il a produit du ciment pour le Reich pour, trois années plus tard, être de nouveau embarqué dans des véhicules de transport qui lui ont fait, cette fois, traverser toute l’Union soviétique vers le Pacifique. Dans le port de Vanino, on les a entassés dans les cales du Félix Dzerjinski [nom de du fondateur de la police secrète soviétique], un vapeur anciennement nommé le Nikolaï Lejov du nom d’un ancien Commissaire du peuple aux affaires intérieures [c’est-à-dire, du NKVD, la police secrète], cap vers Magadan. Durant la semaine de traversée, on leur a donné à manger, une seule fois, de la farine grise mélangée à de l’eau bouillante dans des tonneaux qu’on a descendus dans la cale par la trappe. Et eux, en se brûlant les mains et en se bousculant, se saisissaient de cette mixture et l’avalaient en s’étouffant à moitié : la faim les rendait fous pour la plupart. Ceux qui mouraient lors du trajet étaient jetés par-dessus bord dans la baie de Nagaïev, ceux qui avaient survécu, après une marche dans la taïga, se sont, de nouveau, retrouvés derrière des barbelés, ceux de leur pays natal.
Seuls quelques-uns ont survécu et ont pu rentrer. Mais ils étaient comme des lépreux, des proscrits. Combien de fois ont-ils entendu : « une bonne balle dans la nuque… »
Dans les années 40 et 50, bien des anciens prisonniers de guerre y ont pensé à cette balle. Quand le bureau de la milice leur rappelait « qu’ils avaient deux jours de retard » (tous les prisonniers de guerre apparaissaient sur un registre spécial et ils devaient se présenter à des jours précis), et quand on leur disait : « Fermez-la, vous vous l’êtes coulée douce en captivité chez la vermine fasciste… »
Et ils se la fermaient.
En 1956, après le rapport Khrouchtchev, il est devenu possible de parler de Staline . Les anciens prisonniers de guerre n’étaient plus automatiquement considérés comme des ennemis du peuple, on n’allait toutefois pas jusqu’à les considérer comme des défenseurs de la Patrie. Ils étaient dans un entre-deux. En théorie, ils étaient redevenus des citoyens normaux, dans la vie, ce n’était pas la même chose.
Il y a deux ans, à la veille du jour de la victoire, j’ai interviewé le colonel-général Alexeï Zheltov, président du comité des anciens combattants. Comme il seyait à cette occasion, il me parlait la larme à l’œil du jour sacré, d’un soldat soviétique l’accordéon à la main dans les rues de Vienne au printemps. Et là, je n’ai pas pu m’empêcher, je lui ai demandé : « et les anciens prisonniers de guerre, est-ce que ce sont des anciens combattants ? ».
« Non, ce ne sont pas des anciens combattants. Vous n’avez rien d’autre à écrire ? Voyez tous les vrais soldats qui sont là… »
S’il n’y avait qu’un vieux de la vieille comme Alexeï Zheltov, pour penser comme ça, ça pourrait encore aller. Le problème, c’est que cette philosophie est partagée par une majorité de galonnés, qu’ils soient à la retraite depuis longtemps, ou qu’ils soient encore en service actif. Cela fait 40 ans que nous sommes « orphelins » du « petit père des peuples », mais nous reverrons toujours ses ordres, parfois sans même nous en rendre compte.
Paradoxalement, le sang s’est révélé un parfait agent conservateur de la morale stalinienne, le passage de plusieurs générations n’a pas pu la faire disparaître, elle est tenace et parfois même, elle triomphe. Essayez de soulever la question des anciens prisonniers de guerre (plus d’une fois je l’ai vu faire, je sais de quoi je parle), la réaction est toujours la même, mieux vaut parler d’autre chose. Et si vous ne suivez pas le conseil, ça peut s’envenimer sérieusement : « je ne vous permets pas ! »
À qui s’adresser ? Au gouvernement ou au soviet suprême ? À quelle porte du Kremlin frapper pour exiger que la dignité de soldat soit rendue aux anciens prisonniers de guerre et que leurs noms soient restaurés dans l’honneur ? Supposons qu’on vous ouvre. On vous demandera : de quoi vous plaignez-vous, contre quelle résolution vous insurgez-vous ? Oh, il ne s’agit pas d’une résolution, vous vous inquiétez du passé ? Quelle drôle d’idée….
Mais la drôle d’idée, c’est que nous avons encore de vrais soldats, de vrais héros et de vrais citoyens, ce qui veut dire qu’il y en a qui ne le sont pas. Encore de nos jours, notre vie est comme une ligne de front : par habitude, nous continuons de mettre les gens dans les mêmes cases. On a l’impression qu’il n’y a plus d’ordre n° 270, tout se passe comme s’il n’y avait plus rien à abattre, et pourtant, ce qui était noir ne pas espérer devenir mieux que gris, blanc, jamais.
C’est le 9 mai, tout le pays pleure et se réjouit. Les vétérans plastronnent et le vin coule à flots en souvenir des camarades. Mais même dans ces cercles, un ancien prisonnier de guerre sera toujours le dernier à lever son verre et le dernier à prendre la parole.
Que peut-on y faire ? Comment se débarrasser du carcan stalinien ?
Yuri Teplyakov
À propos de l’auteur : Yuri Teplyakov, né en 1937, a suivi des études de journalisme à l’université d’État de Moscou. Il a travaillé pour des quotidiens moscovites tels que Izvestia et Komsomolskaya Pravda ainsi que pour l’agence de presse APN. De 1980 à 1993, il a travaillé à l’hebdomadaire Moscow News. Pour la rédaction de cet article, il exprime ses remerciements à Mikhail Semiryaga, docteur en histoire, « Qui m’a fourni une documentation considérable qu’il avait tiré des archives allemandes. Quant aux documents sur les camps de tri soviétiques, je vais poursuivre mes recherches ». Cet article est originellement paru en 1990 dans le n° 19 du Moscow News, et a été republié dans The Journal of Historical Review, dans le numéro du juillet-août 1994 (Vol. 14, No. 4), pages 4-10.
Article original en anglais sur le site de l’iHR : http://www.ihr.org/jhr/v14/Teplyakov.html
Traduction : Francis Goumain
Annexe, note Wikipédia sur la captivité du fils de Staline :
Le fils de Staline prisonnier des Allemands : Iakov Djougachvili sert dans L’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale comme lieutenant de régiment d’artillerie dans la 14e division de tanks. Il est capturé par la Wehrmacht entre la Pologne et l’Ukraine le16 juillet 1941. Il fut enfermé en isolement comme prisonnier de choix avec le fils de Léon Blum, Robert Blum, à Lübeck. Les Allemands proposent à l’URSS de l’échanger contre Friedrich Paulus, feld-maréchal allemand capturé par l’Armée rouge à Stalingrad. Staline refuse en prétextant que l’on n’échange pas un maréchal (Paulus) contre un lieutenant (son fils).
Les circonstances de la mort d’Iakov sont restées longtemps obscures. Selon l’historien britannique John Erickson, il se serait suicidé en apprenant la nouvelle du massacre de Katyn , à la prison (Zellenbau) du camp de Sachsenhausen, où il était détenu. Officiellement, les Allemands déclarèrent qu’il était mort en touchant une clôture électrique, en voulant s’échapper; d’autres laissèrent entendre qu’il avait été assassiné sur ordre d’Hitler, à la suite de l’échec de l’échange contre Paulus. Des dossiers maintenant déclassés établissent que Djougachvili a été abattu par un garde pour refus d’obéissance. Alors qu’il marchait dans le camp, on lui ordonna de revenir aux baraquements en menaçant de tirer sur lui. Djougachvili refusa et cria : « Tirez donc ! ». Le garde lui logea une balle dans la tête. Quoi qu’il en soit, cette façon de mourir fut considérée par Staline comme une mort moins lâche que le suicide et il modéra légèrement ses critiques.
Attention, l’article n’est pas solide sur les sources de l’ordre N°270 « tiré des archives de Staline », hum, ça ne veut pas dire grand-chose.
Sur Wiki, on trouve une note sur l’ordre de Staline n°270:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordre_n°_270
Plus d’un million de gens tués en ayant tenté de s’évader: c’est sous l’effet de l’hyper-inflation shoatique ? Soyons sérieux. S’il y a eu 10.000 évadés tués, cela semble gigantesque.
Ci-dessous la réponse de Mark Weber sur l’authenticité de l’ordre 270
Dear Francis Goumain,
Thank you for your message of Feb. 7 (below). I apologize for not responding sooner.
Of course, I’m pleased and grateful for your translation of our article, “Stalin’s War Against His Own Troops” ( http://www.ihr.org/jhr/v14/Teplyakov.html ).
You express some skepticism about the authenticity of Stalin’s Order No. 270. Based on what I’ve read and researched, there does not seem to be any dispute about the authenticity of this order.
Here, apparently, is the text in Russian:
https://ru.wikisource.org/wiki/%D0%9F%D1%80%D0%B8%D0%BA%D0%B0%D0%B7_%D0%A1%D0%92%D0%93%D0%9A_%D0%A1%D0%A1%D0%A1%D0%A0_%D0%BE%D1%82_16.08.1941_%E2%84%96_270
Also, see this item:
https://en.wikipedia.org/wiki/Order_No._270
Naturally, I’m very pleased that you have done such good work in translating so many items into French, including a number from the IHR or by me.
With gratitude and best wishes,
Mark Weber