Il y a de ces auteurs dont on craint d’aborder l’œuvre tant celle-ci fut riche et volumineuse. Par où entreprendre cette lecture? Par quel livre commencer si on veut réellement apprendre à connaître l’artiste qui la coucha sur papier? Souvent on se fie sur le fait que certaines œuvres furent plus prisées du vivant de l’écrivain, mais rétrospectivement ce sont rarement celles qui durent le plus longtemps et qui ne se démodent pas.
Fort heureusement, il existe pour certains auteurs des anthologies, des fragments choisis qui donnent une œuvre nouvelle, mais représentative, et qui nous permet, à la manière des tableaux pointillistes, d’avoir un panorama complet et somme toute relativement honnête. Le lecteur dont la curiosité fut éveillée pourra aller se plonger selon ses goûts dans certaines œuvres choisies selon les passages appréciés. Si certains détestent ces anthologies et les considèrent trop réductrices, je crois quant à moi qu’elles permettent réellement au lecteur pressé ou qui souhaite obtenir une idée générale de l’œuvre sans lire tous les textes intégralement d’avoir une excellente vue d’ensemble de l’auteur ainsi traité sans passer par le prisme déformant des biographies ou des critiques.
La publication récente de l’anthologie La vision de Drumont chez Reconquista Press est donc une véritable bénédiction. Aujourd’hui, l’on connaît Drumont par ce qu’on dit de lui dans une presse qui lui est totalement hostile, mais peu se donnent la peine de relire cet auteur qu’on réduit trop souvent à un antisémitisme fanatique et à La France juive, livre qui connut un succès incroyable avec pas moins de 150 rééditions, ce qui aujourd’hui paraît tout simplement impensable et qui doit faire rêver nombre de scribouilleurs modernes.
Désormais, avec ce texte paru initialement en 1944 grâce au travail minutieux de Joseph-Marie Rouault, on peut avoir une vision de son œuvre dans toute sa richesse et son immensité. Ceux qui vomissent Edouard Drumont devraient cesser de répéter ce qu’ils ont entendu dire de lui et avoir le courage de lire ce qu’il a réellement écrit.
Oui, le directeur de la Libre Parole, journal qui tirait jusqu’à 100 000 exemplaires, fut à ses heures un polémiste virulent, comme le remarqua Georges Bernanos qui le qualifiait de « la Grande Peur des Bien-Pensants ». Il sut, comme Abel Bonnard plus tard, dénoncer les mous qui se couchent pour préserver leurs propres intérêts, près à toutes les plus basses compromissions pour des miettes de pouvoir. « La vérité est que personne ne veut se gêner, écrivit-il, personne ne veut sacrifier son avantage immédiat ou sa fantaisie à un intérêt général, personne ne veut faire son devoir. Chacun trahit dans la mesure de ses forces et dans la sphère de ses attributions. » Plus personne n’est aujourd’hui prêt à mettre sa peau au bout de ses idées, de risquer sa vie pour défendre ses convictions. C’était vrai à l’époque, ce l’est davantage de nos jours.
Les pires sont les Conservateurs et les Catholiques de droite, qui refusent le combat, préférant tenter de sauver leurs meubles plutôt que de se dresser contre le système inique mis en place par une élite étrangère qui n’est guidée que par son propre intérêt. Ceux-ci devraient se souvenir que « Saint-Jean range les timides parmi ceux qui peuplent l’abîme infernal ». Et dire qu’en plus, même l’Église a jeté l’éponge.
Quel contraste entre ce monde bourgeois et faible et celui de l’Ancien Régime, dominé par des figures viriles et désintéressées comme Louis XI et Robert le Preux. Chaque époque a les héros qu’elle mérite et la nôtre a simplement cessé d’en produire, par manque de volonté.
Il dénonça d’abord et avant tout le règne de la Bourgeoisie qui dressa Juda Iscariote au rang de saint et de modèle. Avec la Révolution de 1789, « l’homme a voulu se dresser dans son orgueil : il a dit : « Ni Dieu, ni maître », il s’est réveillé au milieu de la plus profonde abjection. » C’est lorsque le trône et l’autel furent remplacés par la bourse que la France se perdit, s’ouvrit à l’étranger et fut bientôt assujettie au pouvoir financier, plumant le peuple grâce à la corruption d’une justice pourrie et la presse asservie. À son époque, il dénonçait ces riches hommes qui pouvaient d’un claquement de doigt mettre sur la paille des milliers d’employés. Que dirait-il en observant les délocalisations, la spéculation boursière effrénée et cette caste oligarchique qui semble mener le monde. Il serait certes aux côtés des Gilets jaunes, lui le socialiste de cœur, mais les exhorterait à réfléchir par eux-mêmes et à rejeter ce système plutôt que de tenter de l’amender en surface. C’est la république franc-maçonne qui est la cause des malheurs actuels que connait la France.
Mais Edouard Drumont ne fut pas qu’un auteur politique et social. Il fut un grand auteur qui sut allier le génie et l’esthétisme, réconcilier la forme et le contenu, comme Charles Maurras, Maurice Barrès et Jean Drault. Il fut sans conteste « un grand classique français » qu’on gagne à lire, ne serait-ce que pour les évocations de Paris ou de Fontainebleau. On y retrouve des airs d’Alphonse Daudet, à la fois simple et grandiose, mais sans conteste impérissable. Notre époque manque de poésie et de beauté et Drumont nous en insuffle un peu.
Rouault a su dépeindre avec brio cette anthologie de Drumont, où l’on ne peut que constater le don du génie et le jaillissement d’une vision puissante. Pour Rouault, « les phrases s’avancent comme les légions en marche et d’où certains mots éclatent et se dressent comme des lances audacieuses ». Oui, audacieuses et intemporelles puisque les années n’ont pas émoussé le métal dont elles étaient faites. Ce n’est pas par nostalgie que l’on relit Drumont, mais pour prendre conscience de l’ampleur de la tâche à accomplir et pour ressaisir cette lance qui gît sur le sol en attente de nouveaux champions.
Drumont écrivit pour réveiller le peuple en dormition, croyant qu’un ultime sursaut briserait le joug qui l’asservissait. Mais il écrivait aussi pour laisser un témoignage à postérité de cette fin du monde qu’il sentait proche. Pour Lucien Rebatet, « Drumont avait perdu l’espoir et ne se battait plus que pour l’honneur, l’amour de la vérité et l’avenir. » Oui, Rebatet a vu juste et Drumont mentionnait souvent écrire par devoir, mais pourtant, Drumont était chrétien et l’espoir qui l’habite resurgit parfois entre les lignes. L’espoir que tout n’est pas perdu, que le peuple saura se libérer de ses chaînes. Drumont ne voulait point être une Cassandre, il voulait être l’étincelle qui fait sauter le baril de poudre.
La vision de Drumont, élaborée et présentée par Joseph-Marie Rouault, Reconquista Press, 416 p., 2019